« Il s’est donné une règle de vie : n’avoir que ce qu’il trouve, donc ne rien faire pour avoir, n’avoir cure d’obtenir (to get), de souci d’acquérir, mais seulement ramasser et rapporter chez lui les objets perdus, abandonnés, délaissés, jetés, qu’il découvre au hasard des rues de New York »
Jean Bazin, « N’importe quoi », Des clous dans la Joconde, Anacharsis, 2008.
On arrive en bout de course et il est difficile de reprendre, comme ça, au débotté, une liste, une collection de lieux, de moments, d’images, de gestes, de parcours, d’arrivées, de départ, de bâtiments… qui pourraient prendre racine et nourrir les 38 propositions précédentes, alors j’ai liste quelques listes qui peut-être un jour pourront donner l’occasion à développement, croisement approfondissement, éclaircissement, abornement, allongement, vacillement, regroupement.
La liste des clochers de village, des flèches de cathédrales et des minarets des villages ou des villes dans lesquelles on arrive.
La liste des fleuves et des rivières que l’on voit serpenter lorsqu’on survole les pays en avion.
La liste des personnes que l’on évite dès qu’on les voit (en ayant de bonnes raisons pour le faire).
La liste des outils gardés dans les garages, les remises, les appentis, les greniers, les caves, les soupentes, les cabanes, qu’on n’utilise jamais ou plus ou peut-être un jour, et qui rouillent.
La liste des clous, des vis, des écrous, des boulons, des chevilles, des pointes, des rondelles, des goupilles, des pitons, des crampillons, qu’on garde parce que ça peut toujours servir et qu’il faudra bien trier un jour.
La liste des arrivées au stade, à pied, en courant presque, tôt, surtout les jours de matches de coupe d’Europe.
La liste des tickets de restaurant où l’on a mangé avec des personnes aimées, femmes, enfants, parents, ami·es mais pas seulement.
La liste des cartes d’embarquement de certains vols, avant qu’elles ne soient systématiquement numérisées.
La liste des carnets commencés à l’occasion d’un événement ou de l’arrivée quelque part
La liste des billets de train qu’on a jetés alors qu’on a pourtant bien voyagé.
La liste des cartes de visites de tatoueuses, de tatoueurs et de salons de piercing
La liste des billets de cinéma, la liste des programmes de cinéma, la liste des films qu’on verra inch allah
La liste des publicités collectées dans les magazines
La liste des captures d’écran, y compris celles des visioconférences depuis 2020
La liste des images de lieux visités stockées dans le nuage.
La liste des images des personnes aimées stockées dans le nuage.
La liste des livres qui nous rappellent quelqu’un, quelque part, quelque chose.
La liste des titres de livre qu’on a lus et dont on est incapable de se souvenir de quoi que ce soit (le lieu où on les achetés, la personne qui nous les a offerts, l’intrigue, le lieu, l’époque, les personnages, l’émotion ressentie à la lecture…, rien)
La liste des courses qu’on a faites (la liste des listes de courses mais aussi des courses faites en ayant suivi la liste tout en intégrant les compléments à la liste)
La liste de ce dont on pourrait parler pendant des heures sans savoir de quoi on parle
La liste des mortes de Santa Teresa (à ne pas confondre avec celles de Ciudad Juarez)
La liste des tickets, cartes de métro, de bus, de tram, poinçonnés, avec parfois la date et l’heure en différentes langues, à différents tarifs dans différentes monnaies; avec la collection des pièces de ces monnaies de pays où l’on n’ira plus.
La liste des violoncellistes renommés.
La liste des souvenirs qui nous ont été racontés et dont on n’a aucun souvenir.
La liste des plages où l’on a eu chaud, mais chaud et auxquelles on aurait bien aimé échapper; celles où l’on a joué des heures enfant, grelottant dans une eau bien fraîche; celles où l’on a marché longtemps, où l’on a dormi après avoir attendu que le soleil se lève, où l’on s’est réveillé dans le noir et le silence (à l’exception du bruit des vagues et du ressac) après s’être endormi ivre, où l’on a fait l’amour dans le sable, où l’on a vu des noyés que l’on sortait de l’eau que l’on tentait de réanimer (que l’on devinait ensuite dans un sac blanc en attente d’évacuation), où l’on a ramassé des coquillages dont certains sont encore sur le bureau, le rebord de la fenêtre, la cheminée, sont gardés dans la poche d’un jean, servent de cendrier; celles qu’il vaut mieux éviter la nuit; celles auxquelles on accède qu’en ayant les clés des propriétaires.
La liste des oiseaux qu’on a vus un jour par la fenêtre et la liste des fenêtres par lesquelles, un jour, on a vu un oiseau (variante: par lesquelles, un jour, on a entendu un oiseau; contre la vitre de laquelle, un jour, un oiseau est mort, etc.).
La liste des histoires d’amour que l’on gardées en soi.
La liste des histoires d’amour que l’on aurait aimé vivre.
La liste des histoires d’amour qu’on a vécues seul·e même si.
La liste des guerres dont il faut toujours garder à l’esprit l’origine.
La liste de ce qu’il est possible de faire lorsque l’on est nombreux, et armé.
La liste des pièces de théâtre où l’on a senti près de soi un corps aimé et où l’on s’est ennuyé, assoupi, enthousiasmé, où l’on a compté les accessoires, le nombre d’acteurs, de projecteurs, de spectateurs, où l’on aurait bien aimé prendre des photos, prendre des notes, arrêter la représentation pour faire une contre-proposition poétique, scénique, esthétique, éthique, politique.
La liste de ce qu’on a supporté malgré soi alors qu’aujourd’hui, on ne se laisserait pas faire.
La liste des mots que l’on aime, que l’on recopie, dont on lit les définitions, que l’on décline, que l’on essaie d’utiliser (mais c’est pas toujours facile, comme par exemple pandiculation), que l’on écrit pour soi dans des phrases que personnes ne lira sur des carnets ou des feuilles qui se perdront ou se jetteront.
La collection des tasses d’hôtel où l’on a pris un petit déjeuner, et des pancartes ne pas déranger, don’t disturb, et des menus et des sous-verres en carton.