Je vis l’odeur du temps envahir mon esprit. Vous l’aurez compris, ni le nez ni aucun autre organe en particulier ne permet de saisir l’odeur du temps. Je pourrais dire que c’est une sensation, en sachant très bien qu’il n’est pas possible de déterminer d’où vient une sensation. Un souvenir ? Vaguement. Une certitude ? Imprécise, une certitude imprécise si cela veut dire quelque chose. Un souffle. Oui, un souffle semble pour le mieux définir ce qu’est l’odeur du temps.
Chambres
La chambre d’hôtel miteuse non loin de Times Square où j’ai commencé une vie entre parenthèses portait cette odeur si particulière. Le clignotement de l’enseigne rouge illuminait mon sommeil intermittent et les blattes dodues comme un doigt courraient dans le lavabo. L’odeur était aussi les éclats de voix dans le couloir entre deux passes, la sirène stridente d’une voiture de police traversait la fenêtre et l’écho du vide. L’odeur du temps résonne dans l’écho du vide.
Les murs de ma chambre d’adolescent étaient recouverts d’une tapisserie aux vilains motifs. De grosses fleurs bleues hachurées laissant une odeur de mauvais souvenirs. Les cauchemars de ce temps étaient concentrés là et ils le demeurent à leur évocation. L’odeur du temps n’est pas toujours un parfum agréable, elle se charge parfois d’une puanteur résiduelle qui ne s’estompe jamais vraiment.
Ma chambre ouvrait sur un zoo en fin de vie, comme les piteux survivants qui n’avaient pas trouvé de cages d’accueil dans d’autres prisons verdoyantes. L’odeur du temps avait la texture de la complainte d’un vieux lion qui râlait plus qu’il ne rugissait. Je me réveillais en sursaut en m’échappant d’un rêve plein d’angoisse et j’ouvrais ma fenêtre sur la faune zombiesque d’une ville à l’agonie. L’odeur du temps chargeait les effluves rassis d’un mal-être de circonstance.
Les draps synthétiques du lit de cette chambre en Écosse ont laissé par leurs frottements sur mes orteils, une sensation écorchée. L’exact inverse de la soyeuse douceur d’un voile qui effleure ma peau. Une guerre de tranchées. L’odeur du temps évoque parfois la souffrance, on la voudrait volatile et légère, mais elle s’accroche avec insistance aux portes rugueuses de notre mémoire.
Sur la photographie, un rectangle de toile tendue entre deux pitons en acier semblait offrir un refuge éphémère. Au milieu de la falaise, l’alpiniste était engoncé dans son duvet. On devinait l’air froid et vertigineux. L’odeur du temps se nourrit de cet éphémère qui reste ancré dans la sensation du souffle.
Salles d’attente
Entre les murs blancs d’une salle quelconque d’hôpital, les traits des visages sont tirés. Assis sur des chaises en plastique, les humains sont un numéro et portent le nom à rallonge d’une pathologie. L’odeur du temps est ici le brouillard épais d’un moment immobile. Le crissement d’un pied de chaise sur le carrelage étire la seconde en minute et l’espoir en cauchemar. Une porte s’ouvre, une jeune interne passe la tête en souriant et annonce le dernier numéro tiré au sort à la loterie de la vie. Reset, le chronomètre est remis à zéro. L’attente reprend. Le crissement d’un pied de chaise.
C’est bientôt mon tour. C’est bientôt à moi. De sauter, danser, nager, grimper, pédaler, courir, combattre. Le moment va venir pour moi d’infléchir le cours du temps. Dix secondes pour changer de direction. Une minute, un quart d’heure. Plusieurs heures d’efforts pour décrocher une médaille. Plusieurs années de travail, de contraintes, de sacrifices. L’odeur du temps est enivrante quand elle est aussi concentrée. Changer de vie, changer d’impasse. Je rentre dans l’arène.
Garçon ou fille ? Yeux bleus ou noirs ? J’ai entendu que la couleur des yeux ne se fixait qu’après plusieurs jours, mais ce n’est peut-être pas vrai. Comment font-ils pour vérifier que tout est là quand l’enfant sort du ventre ? Les bras, les jambes, la tête et tout ce qu’il y a à l’intérieur. Comment font-ils pour checker ça en quelques minutes ? Tu le sais, toi, combien d’os un enfant possède à sa naissance ? Tu es capable de les compter ? Où j’ai mis mes clefs ? Je ne me rappelle plus où j’ai garé la voiture. L’odeur du temps est parsemée de questions que l’absence de réponses rend persistante.
Se faire un café
À l’instant précis où je me saisis du filtre en acier sur l’égouttoir de l’évier de la cuisine, je pense à la révision de ma moto. Odeur du temps d’un coup de fil à donner.
À l’instant précis où je dispose le filtre sur le porte-filtre, je me demande si les chats ont assez de croquettes pour la journée. Odeur du temps incertain, je ne sais pas quand je pourrai aller faire des courses.
À l’instant précis où je remplis la cuillère-dose de café moulu, où est le chien ? Odeur du temps et de l’espoir, pourvu qu’il dorme encore !
À l’instant précis où je verse le contenu de la cuillère-dose dans le filtre, j’essaie de me rappeler le titre du film devant lequel je me suis endormi la veille. Odeur du temps sans importance, fut une époque où j’avais une meilleure mémoire.
À l’instant précis où j’allume la cafetière, j’entends le chien gratter à la porte. Odeur du temps du soulagement, il ne dormait pas, mais il rentre de sa promenade dans le jardin et je n’aurai pas besoin de lui courir après.
À l’instant précis où je tourne le poignet pour fixer le porte-filtre sur la cafetière, je me souviens du nom du film. Odeur du temps soulagé, même si je sais que ce détail est insignifiant.
À l’instant précis où s’allume le voyant vert de ma cafetière, je ne me souviens plus à quelle heure j’ai mon premier rendez-vous. Odeur du temps oublié, tu verras ça après.
À l’instant précis où j’actionne l’interrupteur libérant l’eau chaude, je ne pense plus à rien. Odeur du temps vide, un écho.
À l’instant précis où je vois ma tasse se remplir de liquide noir et fumant.
À l’instant précis où j’éteins la cafetière.
À l’instant précis où je prends la tasse par son anse pour aller m’assoir à la table de la cuisine.
À l’instant précis où je bois mon café du bout des lèvres parce que trop chaud.
Le temps, son odeur est vraiment le fil conducteur et ça rend la lecture vraiment intéressante. J’aime beau « l’odeur du temps vide, un écho » et cette répétition de l’instant précis, l’un se substituant à l’autre
…. quelle idée interessante… qui pourrait tenir tout un livre!! merci à toi.