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Dans cet hôpital arboré de l’Ouest parisien, fréquenté essentiellement par des enseignants, vers 18h45, des petits groupes se formaient et sortaient des pavillons pour se diriger vers le restaurant à quelques centaines de mètres. Les gens y allaient lentement en fumant des cigarettes. Je tâchais de me mêler aux autres, mais j’avais du mal à entrer dans leur conversation et à partager une intimité momentanée. Je sentais que si j’arrivais seule au restaurant, je m’éloignerais de la sociabilité souhaitée, j’afficherais trop ma solitude. Alors, je faisais en sorte de me coller à un petit groupe, d’écouter ce qui se disait, de sourire parfois et j’entrais ainsi, accompagnée, dans ce restaurant.
Là-bas, je mangeais parfois à la table d’un homme au comportement étrange. Il devait avoir autour de cinquante ans. Enseignant en dépression, il se gavait de nourriture et se resservait parfois jusqu’à cinq fois à chaque repas. Il m’avoua que pendant plus de vingt ans, il avait mangé bio et macrobiotique et qu’il éprouvait désormais une joie profonde, une jouissance à manger de tout, surtout des choses qu’il s’était interdites toutes ces années ; il se délectait de ses interdictions. Il se précipitait en cuisine dès sa première assiette terminée et demandait du rab. Son ventre grossissait de jour en jour.
Les pots de départ étaient une institution dans cet hôpital. Ambiance musicale, les plus passionnés prêtaient leurs cassettes. On se réunissait dans la salle commune, on poussait les tables, les plantes vertes tournaient de l’œil dans la fumée des cigarettes. Celui ou celle qui partait avait droit à l’éternelle carte postale à fleurs ou au dessin symbolique, remplie des signatures de tous les habitants momentanés du pavillon, où chacun allait de son bon mot.
On se précipitait sur ces fameuses boîtes à gâteaux remplies de toutes sortes de biscuits, meringues, faux Pépitos… Ceux au chocolat partaient tout de suite. Et puis, le cadeau du pavillon arrivait, généralement choisi par les plus proches interlocuteurs du patient « guéri », ses amis d’ici, censés connaître ses goûts, ses valeurs. Quelques jours avant, on faisait circuler discrètement une enveloppe dont la somme récoltée servirait à l’achat du cadeau, sans que le « guéri » s’en rende compte. On faisait les comptes et on offrait, au nom de tous, stylo, parfum, collier, bouquin. Lors d’une petite cérémonie, les plus entreprenants tentaient un discours, mieux encore, un portrait qui se voulait drôle de la personne, histoire de faire oublier qu’il s’agissait d’un départ, d’un retour à la vie « normale » et de faire sourire les cœurs.