Avancer à rebours, ramener à la mémoire. Collecter, pas collectionner. Des albums de photographies ont survécu à d’autres vies que la mienne, legs involontaire avec images qui font retour : elle sur les marches de bois de la maison de bois à Quincy en Floride, lui étendant les bras quelque part au Congo et l’insupportable arrogance de son geste ; elles en cercles, fille de fille de en cinq générations dans l’appartement de la rue de Steinkerque; et la photographie qui dépasse de la poche intérieure de la mallette du père, ses têtes d’ombre sans regard. Des plans de scènes de théâtre encombrent les étagères, revient ce goût de poussière de cintres, de parfum de gélatines cramées, ces craquements de cage noire avec fantômes, et les voix de tant de scènes perdues… vies mortes-vivantes ni plus ni moins fictives que celles des photographies. Quoi collecter arrière avec bruit ralenti de pluie. Lieux, choses, gestes qui se répètent. Dans le dictionnaire des mots récurrents on trouve : robe, main, nuit, enfant, caillou… voix et morts; on lit les prénoms Marie, Marianne, Jeanne, Paul, Pierre, parfois Blanche, Søren, Sarah et l’histoire se déplace. De voyages s’il ne restait qu’une image : Dakar l’homme remontant la foule, le guerrier nu; les têtes couvertes de mouches du marché d’Athènes et dans cette île plus loin une charogne de chèvre en chant du cygne; les chevaux de bois du marché de Cracovie ; à La Haye le regard oblique de la jeune fille au turban; à Essaouira des petites filles arrosent un escalier à grande eau et les gouttes de pluie marquent leurs robes de taches sombres, à Essaouira encore, le sommeil de Laure ; à New York les toits terrasse noirs, les sirènes et le cri des oiseaux de mer. Je me souviens de stèles blanches dressées sur la mer à Rabat et qu’un homme m’insultait pour avoir photographié ; avant hier à Aljezur les couleurs acidulées des fleurs artificielles sortant de la brume et par de-là le mur d’enceinte un paysage sans image ; plus tard au bar les hommes et les femmes séparés buvant leur café, leurs mains compactes et drues, une femme feuilletant un journal comme si elle déplaçait des feuilles de soie, l’autre émiettant son gâteau avant de le porter à ses lèvres; ; il y a plus de vingt cinq ans dans la nécropole de Rome les pelleteuses jaunes et les parapluies noirs sous un soleil de plomb… De film, de livres, de rêves : voir leurs têtes disparaitre sous le jet de cailloux et personne ne crie ; des écureuils avec des mouchoirs blancs dans la gueule ; une maison qui brûle en temps réel et un homme qui court comme un rasoir ouvert…
7 commentaires à propos de “#anthologie #39 | à peine rien”
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Splendide géographie affective…
Merci Piero .
… la dernière image, très forte ! Un défilé intime et universel, comme si certaines images étaient en moi aussi, merci Nathalie !
Beau et juste texte. Merci Nathalie.
« Collecter, pas collectionner. » Oui, exactement. Être, tenter d’être l’ethnographe de nous mêmes, seul chemin. Merci de ce texte qui met sur la voie.
« vies mortes-vivantes ni plus ni moins fictives que celles des photographies. »…. merci pour ce texte intime et qui invite au questionnement intérieur
Marlen, Ugo, Ève cette 39 prise à rebours encore difficile à saisir . Un peu en retrait avant d’envisager sérieusement le pdf des 40 Merci pour vos lectures et commentaires amitié à toutes tous
Merci! merci!