« Les onze heures de voyage en avion lui avaient semblé le double tant ce retour l’oppressait, tant les conditions de ce retour étaient oppressantes. »
À Tunis. Le désordre de la foule ; les escaliers comme des avaloirs régurgitant leurs proies devant le poste de police ; l’attente longue, poussant négligemment du pied la valise trop lourde ; les têtes que l’on compte pour estimer son temps de passage ; les soupirs de la dame devant soi qui ne rattrape plus son petit garçon fatigué, fatigant ; le brouhaha intense des pieds sur le carrelage usé, des allées et venues, des discussions ; l’éclairage violent au néon blanc et froid ; les bagages au tapis n° 2 ; la bousculade contre le caoutchouc roulant ; les pleurs des enfants fatigués ; les téléphones sonores ; les informations que l’on s’échange, la langue retrouvée ; et la sortie enfin, entre deux haies de familles, de connaissances, d’amis, jetés là par le hasard des voyages de leurs proches, auxquels on vole un sourire pour le réconfort factice de se savoir attendu ; et puis on presse le pas entre ceux qui s’embrassent pour échapper enfin à l’oppression de la foule, respirer, chercher des yeux le panneau « sortie » oublié durant tous les mois au loin ; la valise à roulettes que l’on traîne et l’air de la rue que l’on respire, empoussiéré, épais encore malgré l’heure grise, les irrégularités du sol ; les taxis qui vous hèlent, se diriger vers les jaunes, deux ou trois mots dans le dialecte local, convenir d’un prix et grimper dans l’auto déglinguée, vérifier d’un œil le compteur, et rassurée enfin, se laisser conduire jusqu’à l’avenue plantée d’eucalyptus, aux trottoirs encombrés de poubelles, de sacs plastique, de chats. Jusque devant la façade. Carthage tout entière contenue dans cette maison.
À Tunis, encore. Une petite fille en robe rose tournait et retournait pour faire gonfler sa robe. Elle avait aperçu l’appareil photo et ne cessait de se positionner après moult spirales face à l’objectif. Les parents attendaient debout, plutôt patients, et la gamine virevoltait. Une image gaie de cette attente longue, comme elle le fut neuf fois sur dix dans cet aéroport.
À Paris-Orly. Une porte mentionnée, la chaleur de décembre, emmitouflée dans une doudoune, une écharpe, un énorme pull ; l’attente debout, la valise entre les jambes, un sac à dos à même le sol, l’appareil photo sur l’épaule ; l’hémorragie lente de la file vers une autre porte, le temps de comprendre que celle-ci n’est pas la bonne ; couloirs, nez en l’air pour vérifier le numéro, nouvelle attente, demande de confirmation à l’hôtesse du moment ; on pose tout, on se déshabille un peu, la doudoune sous le bras ; branle-bas de combat, on embarque et la porte a changé de nouveau ; on râle dans la file, on se précipite, certains courent, ce qui entraîne une flopée de poursuivants.
À Palerme. Après un vol retardé de quatre heures, le petit aéroport à minuit ressemblait à une salle de sommeil quand soudain une alerte à la bombe a fait bondir à l’extérieur tout ce petit monde endormi. On est en 1991 ou 1992, nous attendons à l’extérieur dans un noir d’encre que les démineurs fassent leur travail. Une bonne heure plus tard on peut enfin récupérer la voiture réservée mais l’hôtel aura vendu la chambre à d’autres touristes !
« il y a cet homme allongé sur la route, que je ne vois qu’au moment de monter en voiture, je l’interpelle, lui demande s’il a besoin d’aide, il bredouille quelque chose dans une langue inconnue (…) »
Trois amochés. Toi qui gisais hier au pied de ma voiture, noyé dans ta cuite « jé né parlé pas fransé », retombé illico sur le macadam, en boule, après avoir fugitivement souri dans la lumière du réverbère. Et moi qui t’ai abandonné là…
Toi la jeune femme dans ton blouson blanc, encapuchonnée pour mieux cacher ta honte peut-être, mendiant auprès des gens attablés à cette brasserie « 50 centimes Madame » et aux passants, inlassablement, ignorant leurs dénégations pour passer au suivant. Nous avons parlé ensemble, je t’ai donné de l’argent en me disant que ce n’était pas une solution, et toi, les yeux à peine tristes « Je viens de Strasbourg, il n’y a pas de travail ici », dans une petite moue que je jugeai faussement désappointée. J’aurais voulu t’inviter à prendre un thé avec moi, je t’ai regardée déambuler avec toujours la même question, toujours la même main tendue.
Et toi, le gars hurlant sa douleur l’oreille collée au téléphone que tu as finalement envoyé valdinguer sur la chaussée, comme j’aurais voulu te dire que ce n’était pas fini, que la vie continuerait, que tu devais y croire. Et j’ai poursuivi mon chemin en ne pensant qu’à toi.