J’ai décidé de raconter, de façon détaillée, chaque 23 octobre de ma vie. Pourquoi le 23 octobre ? La date n’est pas aléatoire, la personne destinatrice de ce cahier le saura. J’ai commencé l’année dernière et je continuerai aussi longtemps que je serai séparé de cette personne. Il m’importe qu’elle sache comment se déroulent mes jours tant que vivra mon espérance d’elle.
J’ai très bien dormi, la nuit a été fraîche. Le soleil filtre à travers les persiennes. J’habite toujours à Chinatown dans la chambre que j’ai louée à mon arrivée. Ma propriétaire, Lian Chen, est devenue une amie. Pour l’instant, je n’envisage pas de déménager. Je n’en ai pas les moyens. Ma rue est tranquille et ombragée par des arbres qui, depuis quelques jours, roussissent. Je suis bien.
Après ma douche, que je prends chez Lian Chen, je bois mon premier thé de la journée en écoutant la radio. Une bonne façon pour moi d’éduquer mon oreille à l’américain. Ici, beaucoup de gens parlent chinois, j’ai renoncé à m’y mettre, mon gosier n’est pas fait pour cette langue. Avec mon américain, je me débrouille. Quoi ? le Dr Robert Gallo des Nationals Institutes of Health annonce la découverte du virus responsable du sida, je croyais qu’elle revenait aux français Françoise Barré-Sinoussi et Luc Montagnier… Quoiqu’il en soit, je suis bien content que la recherche sur le sida avance. Quelle horreur, ce truc ! Il ne me concerne pas directement, mais on ne sait jamais…
Je ne travaille pas aujourd’hui, j’ai demandé congé à mon patron, un chinois bien sûr, monsieur Li Wei. Je l’appelle Monsieur Li par respect, car Li est son nom de famille. J’ai décidé que le 23 octobre, je ne travaillerai jamais. C’est une journée que je me consacre entièrement. Je me suis habillé avec autant de soin que possible. Mon vestiaire est très limité. J’ai tout de même une chemise blanche que Lian Chen a lavée et repassée, j’ai mis mes meilleurs jeans et les mocassins avec lesquels je suis arrivé de France. Je vais me faire raser et couper les cheveux chez le barber de la rue. Son échoppe est étroite et ne contient qu’un fauteuil, on fait la queue dehors en bavardant, on plaisante, on rit de mon accent de faguo.
Il est temps d’aller rêver à Colombus Park. Je regarde les joueurs de go. Je ne comprends pas grand-chose au déroulement des parties. Peu importe, c’est beau. Je discute avec les jardiniers. J’ai certaines connaissances en botanique du fait de ma formation initiale de technicien agricole. J’adorerais travailler dans ce parc, mais je n’ai pas le sésame : la fameuse carte verte. Je finirai peut-être par l’obtenir, si monsieur Li fait le nécessaire. Mon job est particulier, nouveau, peu d’Américains l’exercent. C’est ma chance. Pour l’instant je suis clandestin, il y en a beaucoup à Chinatown. Indésirable chez moi, indésirable aux Etats-Unis. On s’y fait… Vers 13 heures, j’avale une soupe et un thé dans un restaurant de nouilles pour quelques dollars. Ensuite, je me perds dans les rues animées. Tout est à voir. Je rends visite à mon copain français qui tient cette boutique d’aquariums. — Salut Etienne ! Tu veux écouter ma dernière cassette de Brassens ? On caquète dans l’arrière-boutique, on fait claquer des pièces de majongs. — C’est ma femme et ses copines. Tu travailles toujours chez monsieur Li ? — Oui, oui. — Tu t’y plais ? — Du moment que je suis dans les plantes ou les poissons… Il faut que j’y aille, j’écouterai ta cassette un autre jour, bye ! Ce soir je m’offre le Ping’s, un restaurant traditionnel connu pour la qualité de ses dim sun. J’adore ces vapeurs. Elles arrivent dans des petites boîtes en bambou, humides de buée. Qu’on en soulève le couvercle, elles laissent échapper une bouffée blanche odorante. Je me régale. À 19 heures la salle commence à se vider. Les uns après les autres les chefs des familles sortent leurs liasses de billets verts pour régler l’addition du repas de leur descendance qui compte, autour des grandes tables circulaires trois, parfois quatre générations. La ronde des cuisines roulantes ralentit, on sert des douceurs. Quand… une fusillade retentit. Des cris, des blessés, des morts… La guerre des gangs a encore sévi. La police est là, on évacue le restaurant, la rue. Je rentre chez moi pour écouter la radio.
4 en complément de # 37
JE ViS un pin sylvestre, en plein Chinatown de New York ! Mes yeux se brouillèrent. Il y en avait un grand dans le jardin de mes grands-parents. Un bonsai ! Ce n’était pas si étonnant dans ce quartier asiatique. Il était là, dans son pot en terre. Plus qu’une idée l’acquérir, le soigner, tailler ses branches en nuages, le changer de pot, le sien devenait trop petit, lui donner un peu d’engrais. Je m’expliquai comme je pus avec le marchand. Je dis que je cultivais des bonsais, chez moi, en France, que je les prélevais dans la nature, que j’avais appris mon art dans des livres japonais. Non, en France ce n’était pas à la mode. Pas encore, mais cela viendrait. Que je pouvais l’aider, que j’avais des connaissances, que je travaillerai pour lui s’il me donnait le pin sylvestre. Monsieur Li a dit oui. Le pin sylvestre est sur mon balcon, il se porte bien. Et moi je développe un commerce des bonsais chez monsieur Li. Ça marche du tonnerre.
Le complément de la 37 paraît déjà un complément de la 38, apparemment tranquille et si terrible à la fin. Effet réussi. Merci.
J’ai du mal à comprendre ce qu’il faut faire de ces ajouts. Pour moi, il doivent pouvoir s’insérer dans mon histoire. Merci de votre lecture, Elise.