On le dit souvent, par réflexe, par indigence mais on le dit : les goûts les couleurs, c’est distribution personnelle, ça se discute pas, m’est avis pourtant que c’est bien souvent de la fabrique et de l’effet mode, et je crois bien que ça fonctionne pour tout, ça en est fatiguant même de se demander, penser que, conclure enfin : les intérêts des uns ou des autres, l’essentiel, c’est finalement du même registre : on te donne à voir à entendre à lire ce qui est important, on te le ressert à toutes les sauces, et c’est remâché « en boucle » jusqu’à en être gavé, plus pouvoir la souffrir même en peinture, la préoccupation nationale, que dis-je mondiale, enfin presque, dans nos coins au moins, où pour la plupart d’entre nous, quand tu es du bon côté, tout le nécessaire existe en abondance et le superflu aussi. À l’unisson donc ces jours on te commente le succès total de l’évènement, la moisson de médailles, la fierté de, le pouvoir extraordinaire de l’unité enfin retrouvée… L’exultation et l’exaltation sur commande exercent cependant leurs effets de repoussoir, sans compter la face cachée des médailles, car si médailles il y a les revers sont tout aussi nombreux. Je brodais vaguement autour de tout ça (et je songeais également au tout aussi convenu de pencher vers le strict opposé, plus difficile de vagabonder ailleurs, autrement, penser vraiment, bref) lorsque Roger est arrivé de sa balade en voiture, un de ses derniers plaisirs, tourner dans les villages du coin, dans un petit rayon d’une vingtaine de km, pas plus ; il n’est plus de la toute première jeunesse, plutôt dans la dernière vieillesse mais encore bon pied bon œil. Roger c’est l’ancien du quartier, le premier lotissement du village, c’est te dire, les mitoyennes en pierre sur la colline, une galère à retaper, pour des budgets ras les pâquerettes et encore, une maintenant en proche voie d’effondrement, peinture en cloques et lambeaux, ardoises éparpillées, comme une main de cartes balancée en rage sur le tapis de jeu ; je te parle pas non plus des herbes jusqu’aux genoux ; soi-disant une garçonnière d’un garagiste de la ville à côté, vrai parfois on a vu de sacrées bagnoles garées devant, mais maintenant c’est plutôt maison hantée. Roger donc habite ici depuis toujours (que je sache), il passe chaque jour d’été dans la rue à pied pour aller jouer aux boules avec ses copains. C’est juste à côté du cimetière, tout près et ombragé. Le terrain frais un peu comme l’antichambre en quelque sorte. Quand on se croise il ne manque jamais de venir échanger un mot ou deux, du banal, de la conversation tranquille, rien qui porte à conséquence, rien pour se fâcher ni s’emballer, juste éparpiller les miettes du jour comme on jette aux poules, le temps qu’il fait, les routines en cours… le principal : se rappeler le bon d’être encore là et d’avoir compagnie, ne serait-ce qu’au passage. Il parle fort parce qu’il est sourd, je vois l’appareil sur son oreille, me demande si la pile, je parle fort aussi et je lui tape sur l’épaule, ça le fait sourire, les yeux toujours un peu noyés pétillent. La voiture maintenant arrêtée devant le portail, il est descendu pour ouvrir. C’est un vieux modèle d’un bleu très fatigué, un bleu sombre qui a pris les années, la poussière des éraflures le soleil et la pluie, et par-dessus encore d’autres années : vingt-trois ans ! – Un modèle de collection dis donc – c’était celle de ma femme je l’ai gardée, elle tourne comme une montre, un jour, regarde là – (il pointe du doigt vers le côté droit enfoncé par endroit, blessure ancienne cousue de grandes cicatrices blanches) – sur un parking un type est rentrée dedans, il me l’a toute esquintée, mais ça vaut pas le coup, tu penses bien que le gars est pas resté. De toute façon elle durera plus longtemps que moi parce qu’en 2025 je serai plus là. C’est dit avec certitude et bonhommie, une annonce du même registre banal, ni tambours ni trompettes, un ton détaché parce qu’il faut bien, quand même, se rendre à l’évidence : on n’est pas éternel – et puis l’idée me vient que la fatigue de vivre, peut-être… Je ne sais pas bien entendu si la prédiction va se réaliser, ou si c’est moyen de s’habituer à l’idée, se séparer déjà un peu de soi. En tout cas c’est un étrange rendez-vous qu’il vient de me fixer.
2 commentaires à propos de “#anthologie 38 | un étrange rendez-vous.”
Laisser un commentaire
Vous devez vous connecter pour publier un commentaire.
L’air de rien… Et pas si étrange (c’est un rendez-vous fixé à tous et toutes sans la moindre exception…)
ah bien sûr que ce rendez-vous là nous attend tous, pas de certitude plus grande que celle-là, l’étrange s’applique plus à la manière débonaire de l’annoncer, et cette tentative / tentation de maîtrise, d’en annoncer la (presque) date ! Un sacré bonhomme !