#anthologie #38 | un dimanche pas ordinaire

Cela aurait dû être un dimanche comme les autres, un dimanche comme tous les dimanches, comme elle croyait qu’ils seraient tous, un dimanche qui se confondrait avec tous les autres dans sa mémoire : les visages apparus à la fenêtre, la phrase rituelle, je vous jette les clefs, la serviette incongrue qui tombe sur le goudron, là où pissent les chiens, roulent les voitures, crachent les jeunes et les vieux, trainent des mégots, l’escalier, la deuxième phrase rituelle, je vous tiens la lumière, la chienne qui double dans la cage d’escaliers, les odeurs de cuisine, les voix, et on s’apostrophe d’un bout à l’autre de la table, tous serrés, et ça crierait et ça rirait et ça mangerait comme tous les dimanches, et le grand-père jouerait à feindre de fouiller les sacs des dames, à se placer devant l’écran de la télé en attendant qu’on le remarque, et chacun de s’efforcer de lui faire plaisir, de feindre de se laisser surprendre, tout ne serait que feinte, chacun dans son rôle, rôle inamovible. Mais ils étaient plus nombreux ce dimanche-là autour de la table, les cousins étaient là, et la grand-mère, l’autre grand-mère, celle du cousin, celle qu’on apercevait à l’occasion de mariages ou de communions, la plus vieille de la famille, celle qui ressemblait à une momie, ne souriait jamais, vêtements noirs, totalement noirs, cheveux blancs, couronne de cheveux blancs coiffés en rouleaux autour de la tête, robe, bas, chemisier, gilet noirs, visage fermé, barré de rides profondes, visage simiesque, sans les grimaces amusantes du singe. Elle ne participait pas aux discussions. Définitivement étrangère d’une langue qu’elle ne parlait pas, ne comprenait pas. A-t-elle souri ce jour-là? Est-ce un sourire d’elle qui fait que ce dimanche résiste, ne s’est pas dissous dans les autres dimanches, ne s’est pas écrasé comme un dossier informatique s’écrase pour n’en former qu’un, mais non pas en les comprenant tous, mais en ne gardant que ce qu’ils avaient de commun ces dimanches, un lieu, des visages, des paroles, des voix, des odeurs. Elle n’a pas souri ce dimanche-là, ce dimanche où les adultes ont ri, chanté, fêté un mort. Il était enfin mort. On l’enterrait ce jour-là, et c’était la fête. Et l’enfant ne comprenait pas. Il était mort enfin celui qui était la cause de tant de malheurs, de morts, celui à cause de qui la vieille femme portait le deuil, le deuil pour tant de morts, le deuil pour ce fils parti combattre et jamais revenu, ce fils qu’elle attendait quarante ans plus tard, pour qui elle avait refusé de déménager, il fallait bien qu’il la retrouve s’il revenait, qu’il sache où la trouver, alors elle était restée à l’attendre dans cette maison qu’il connaissait, dont il savait l’adresse, car peut-être était-il vivant, prisonnier, et maintenant peut-être les portes des geôles allaient-elles s’ouvrir, les cartomanciennes avaient dit à la soeur qu’il était vivant, combien de cartomanciennes consultées, combien de démarches administratives faites pour essayer de le retrouver, et la vieille femme l’attendait, sans sourire, sans déménager, la vieille femme qui était là, à table, ce dimanche-là, au bout de la table, à la place d’honneur, parce que c’était jour de fête ce dimanche-là, il était mort enfin le monstre, il en avait fini de tuer, de torturer, de prendre les enfants à leur mère, il était mort, mort et enterré ce jour-là, alors à table on fêtait sa mort, on buvait et on chantait Y viva Espana, ce dimanche 23 novembre 1975, ce dimanche qui n’était pas un dimanche ordinaire.  

A propos de Betty Gomez

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