Mardi 4 août 2020, école d’ostéopathie à Paris. L’élève et l’enseignante devant mon corps nu. Debout, bras écartés ! J’obéis à la voix qui sait. Nue et debout. Leurs yeux sur mes points de fragilité. Visage apathique, elles regardent commentent, j’écoute. On parle de la densité de mes os, de graisse. On analyse la cambrure du dos. On évite le ventre qui dégringole du bassin. Mes bras éloignés ne le protègent pas, je ne peux les rabattre comme persiennes de pudeur. Bras droits vers le sol, trop droits. Tendus par la gravité. Mains ouvertes tournées. Mains en prière, pétrifiées. Debout comme par terre, comme terrée, piétinée. On me demande de marcher, lentement. Nue. De m’arrêter. J’envie l’assurance des mannequins. Mon impatience, quitter. Je peux m’habiller ; short et tee-shirt, remparts de sécurité retrouvée. On me recommande gestes et postures, pour la suite. Ce qui est bon pour ma santé.
17 h 10, dehors. Plus jamais ça, plus jamais. Dans une rue de Paris, messages à l’écran, comme alarmes sans voix. Je pense à toi. J’espère que ça va. Et moi de penser au Liban, plus certaine que l’intuition. Recherche Liban, actualité. Beyrouth effondrée. Le port de Beyrouth explose à 18 h 07 (17 h 07 à Paris).
Les premières phrases. Ma mère, j’arrosais les plantes. Le sol a tremblé, les vitres ont tremblé, les murs ont tremblé je te jure. On est loin de Beyrouth, mais tout a tremblé. J’ai pensé tremblement de terre.
Mon frère m’envoie des photos, les vitres de sa clinique en miettes. Plusieurs angles comme preuves du miracle. À 18 heures, j’étais près de ces fenêtres avec un patient.
Mon autre frère. Le mur du salon s’est déplacé. On l’a vu bouger, on a vu les tableaux tomber. Un mur porteur, à plus de 20 kilomètres de Beyrouth.
L’amie d’enfance qui nourrissait ses chats dans le jardin, son corps penché vers eux. La nièce à la plage, dans l’eau. Les voisins aux balcons. Le benjamin coincé dans les embouteillages. Moments ordinaires arrêtés : en cuisine, à l’hôpital, devant la télévision, en visite, dans un café… même instant d’anéantissement. 18 h 07 en commun. Port de Beyrouth. On a toujours connu les explosions. Euphémisme en ce mardi 4 août 2020.
Je me vis, boulevard Sébastopol. Ses rues lisses d’un mois d’août à Paris, l’asphalte audible sous le glissement des roues. Les néons des pharmacies, clignotement d’inutiles alertes. Je vis conducteurs et piétons aux règles partagées. J’ai regardé les feux, prévisibles. Je pouvais dicter les couleurs, anticiper l’alternance. Nommer, vert orange rouge… bêtement fière de connaître la suite. Je voyais les carrefours, imperturbables. Les monuments enracinés ciel et terre. Je vis des touristes, des boutiques fermées mais pour vacances annuelles. Je vis les passants chercher leur chemin. À Beyrouth, on cherche les disparus, dans des brouillards de poussière, d’acier. On creuse sous les décombres, débris de murs tombés. À 18 heures, ces mêmes murs fondaient protection et domicile. 18 h 07, soufflés. Les feux de là-bas, démesure et démence. Une déflagration à arracher la terre de la terre. À déformer la mer. Coloniser nos cieux de nuages indissolubles. On ne traverse pas la ville, il n’y a plus de ville, plus de rues mais des terrains carbonisés. On ne reconnaît pas nos quartiers, couloirs d’apocalypse entre des bouts d’immeubles suspendus de vide. On ramasse les corps, nos ancêtres ramassaient la vie de cette même terre — culture de paysans. On cherche, pour résister au désespoir. On devient silhouette ; à notre tour perdus, glissant comme l’ombre de nos disparus.
un extrait en vidéo
Bien sûr on se rappelle tous du 4 août 2020 et du lieu, Beyrouth. L’écriture ici nous le rend tellement plus proche et plus tangible. On est saisi. L’écriture tient-elle aussi à distance ? Merci Gracia
merci Cécile, l’écriture a ce paradoxe, tenir à distance peut-être et mieux s’en approcher, de tout près, merci à toi
je m’en souviens tellement bien
et de la sidération qui a suivi
oui et 4 ans plus tard, pas de « réparation »… aussi ténue soit-elle par la désignation des responsables, merci pour ta lecture
Je ne sais pas quoi dire, Gracia, mais je le dis quand même.
merci, fort
juste là (ne peux lire tout et même une minuscule part de ce tout) pour être avec vous (en admirant en outre) un moment
Brigitte, merci pour si précieuse présence, immense merci