#anthologie #38 | Mercredi 29 juillet 1981

Hélène se méfie des hommes, depuis sa rupture avec David, et cette nuit de mai mille neuf cent soixante dix-neuf où elle s’est retrouvée seule et démunie sur le Vieux-Port avec François, elle les fuit. À trente-quatre ans, elle n’a plus le temps de jouer aux billes comme on dit. Elle est à nouveau seule avec un fils de treize ans et demi qui n’a pas de père. Daniel ne le reconnaîtra jamais. François le sait. Il en souffre mais il ne dit rien. Il appelait David papa mais désormais c’est fini il n’a plus de père. Il devra faire avec, s’adapter aux choix d’Hélène et continuer d’être un bon fils avec sa mère. Elle sait que les remords et la nostalgie des occasions manquées ne servent à rien dans la vie. Ils vont manger du pain noir le temps qu’il faudra mais elle n’aura plus d’homme dans sa vie. Hélène allume une cigarette. Il fait chaud en ce mois de juillet mille neuf cent quatre-vingt-un. François est parti jouer chez les voisins. Ce sont les cousins d’Hélène. Ils sont jeunes et beaux comme on peut l’être quand on n’a que vingt ans. L’été lui va bien, c’est une saison fluide où tout semble possible même si pour le moment elle vivote un peu à Paris avec son fils. Elle a trouvé un petit job de secrétaire chez Fougerolle, la plus vieille entreprise de BTP française, ce n’est pas très intéressant mais au moins ça paye mieux que la maison de la culture. Elle repense à ces soirées de théâtre, de danse, de littérature et ça lui manque un peu. Elle se dit qu’elle a fait ce qu’elle a pu pour essayer de recoller les morceaux avec David. Les infidélités à répétitions, les drogues, les jeux d’argent, elle ne pouvait plus le supporter. Elle pense encore à lui mais il fallait qu’elle parte, sinon elle serait devenue folle. Elle est restée presque deux ans sans voir personne. Heureusement que sa belle-soeur lui faisait les courses et venait s’occuper de François. Elle a bien cru mourir dans l’appartement de la Butte. Elle a même essayé d’en finir. C’est François qui l’a découverte, sur le sol, inanimée. Ils n’en ont jamais vraiment reparlé depuis. On verra plus tard, et puis il est solide son fils, c’est un gentil garçon. Elle a fini par remonter la pente, elle s’est faufilée dans l’ordinaire gris des jours. Sa mère et ses frères lui ont envoyé des colis et ont payé son loyer, ça leur a permis de tenir et à aucun moment avant cet été mille neuf cent quatre-vingt-un, elle n’a été tentée de se replier au vingt-six rue de l’Avenir à S. pour se reconstruire à l’abri du cocon familial. Elle n’a pas de cocon familial. Cette maison et toutes celles qui jouxtent le quereu lui rappellent trop ses années de souffrance quand elle a dû se débrouiller seule avec son bébé et sa condition de fille-mère. Et puis la boulangerie des Soldeau était toujours là et elle n’avait pas envie de croiser la mère Soldeau à l’époque, ni Daniel d’ailleurs. Désormais c’est différent. Elle peut revenir ici, plus personne ne lui en parle ou la regarde de travers. C’est de l’histoire ancienne comme on dit. Les gens se sont habitués même si tout le monde sait dans le quereu que son Fils est un Soldeau. C’est marqué sur son visage. Il tient de son père, le même élan du corps, et plus de quatorze ans après ça émeut encore la jeune mère vieillissante qu’elle est devenue. Son fils n’y est pour rien, elle ne veut pas le priver de ses grands-parents ou de ses cousins. En plus aujourd’hui c’est un jour spécial, on célèbre un mariage princier, entre le futur roi d’Angleterre et une roturière. Elle va bientôt rejoindre sa mère qui est déjà vissée devant le poste de télévision et qui commente toutes les images. Elle l’entend depuis le jardin et ça la fait sourire. Ce soir elle s’est autorisée une sortie avec Eric, son cousin qui fête ses vingt-deux ans. Ils sont jeunes avec ses copains mais il y aura aussi Colette la soeur d’Eric qui a le même âge qu’elle. Toutes les deux elles vont bien rire et se moquer gentiment de tous ces ploucs de campagnards et de leur boite de nuit minable. Il faut dire qu’Hélène sort tous les weekends à Paris au Palace ou à la Main jaune avec ses amies de Fougerolle, alors forcément elle se dit qu’elle va s’ennuyer, mais elle a envie de sortir, de se changer les idées, et puis on ne sait jamais, elles vont peut-être s’amuser. Elle passe la journée devant le poste de télévision avec sa mère. Les images de la cérémonie sont magnifiques. Hélène se prend d’affection pour cette jeune princesse dont elle suivra des années durant le destin dans la presse à scandale. Pour l’heure elle ignore tout de sa fin tragique après un accident de voiture dans le tunnel passant sous le pont de l’Alma. Elle se prépare à sortir. Elle s’habille comme une parisienne avec une chemise et une cravate d’homme, juste pour les provoquer et voir la tête que feront tous ces petits campagnards devant sa tenue. Eric est époustouflé. Ses amis aussi mais Hélène les trouve beaucoup trop jeunes pour elle. Lorsque le petit groupe arrive dans la boite, Jean est déjà là avec ses copains du rugby. On ne peut pas les rater, ils hurlent, ils beuglent, ils provoquent tout le monde, ils sont joyeux et ivres. La nuit leur appartient. Jean a six ans pour toujours sous les arbres du quereu lorsqu’il voit arriver Hélène. Jean n’a plus six ans depuis quatorze ans mais il n’a rien oublié de cette jeune fille aux yeux cernés qui tentait vainement de dissimuler son ventre sous son petit manteau bleu marine au pied de l’arbre. Il se souvient de la finesse de ses os et de cette dernière image. Celle d’une jeune fille adossée contre le mur de la maison, tout près du vieux chêne. Elle cherche à se protéger de la pluie, à se faire la plus discrète possible. Tout lui revient quand il la voit arriver, l’heure même où il l’aurait voulue, elle, comme mère, et dans ce moment suspendu où les copains braillent, lui se met instantanément à l’aimer, mais cette fois avec la force et le désir de son corps d’homme de vingt ans. Hélène remarque tout de suite ce beau garçon tout en muscles joli corps belles jambes en short quand elle arrive. Il a les cheveux longs. Hélène aime les hommes aux cheveux longs. Soudain, elle ne sait pas pourquoi, quelque chose recommence, le passé hoquète et se met à danser au milieu des corps agglutinés. Elle a déjà éprouvé une fois ou deux cette sensation étrange, un peu vertigineuse de remettre sa vie dans des rails anciens, mais jamais avec autant d’évidence. Eric, Colette et la ribambelle des cousins sont là, dans la pénombre des boules à facettes de la boite de nuit mais elle est seule avec lui tout à coup. D’un seul regard, elle est captive. Eric s’approche d’elle et la prévient. Elle doit se méfier de cette bande de rigolos. Ce sont les espoirs du stade rochelais. Ils viennent pour attraper tout ce qui bouge, ils se croient irrésistibles avec leurs allures athlétiques. Surtout elle doit se méfier du bellâtre qui la reluque depuis tout à l’heure. C’est un cousin des Soldeau. Un cousin de Daniel. Un petit gars du quereu lui aussi mais du côté Brillanceau. Hélène entend les mots de son cousin et tout explose dans sa tête. Cette fois c’est sûr elle la tient sa vengeance. Hélène s’adosse un moment contre le mur de la boite de nuit et sent contre sa peau, à travers le coton de sa chemise blanche d’homme, les racines animales du chêne s’enrouler autour de sa taille ses bras son cou et pénétrer, plus tard, dans la moiteur de la chambre de Colette – qu’elle lui a laissée pour l’occasion – son corps sa bouche son sexe. Ils passent les deux semaines de vacances d’Hélène ensemble. Il doit signer un contrat aménagé dans une grande coopérative familiale qui lui laissera du temps pour se consacrer au rugby. Il refuse sans hésiter, sans même en parler à Hélène, un poste superbe qui lui aurait offert la possibilité de devenir un grand joueur de rugby. Il ira à Paris. Ils vivront tous les trois dans l’appartement de la Butte. Il s’occupera aussi de François. Il sait qui il est. Il connaît toute l’histoire. Il a souvent entendu sa mère dénigrer Hélène, la traiter de tous les noms, leur dire qu’il n’y avait rien de pire que les filles-mères et leurs petits bâtards. L’amour qu’il éprouve pour Hélène depuis ce fameux dimanche douze juin mille neuf cent soixante-six s’est nourri de la haine qu’il éprouve pour sa mère. Il la tuera d’abord comme ça, doucement, gentiment, à petit feu. Il épousera Hélène et il s’occupera de son cousin honni. Cette fois c’est sûr il la tient sa vengeance.

A propos de Camille Bréchaire

Camille Bréchaire vit et enseigne la littérature à Angoulême. Il lit et écrit dès qu’il le peut.

4 commentaires à propos de “#anthologie #38 | Mercredi 29 juillet 1981”

    • Merci Hugo vraiment pour tes lectures précieuses, tes passages me touchent énormément. Ça écrit dans l’urgence et cette fin de cycle mais on s’accroche pour « finir » et s’atteler à une grosse relecture réécriture ensuite