#anthologie #38 | le jour où je me suis cassé le bras  

Ce jour-là, j’avais six ans et demi . Et à cet âge, la demi-année compte. Je vivais à Boulogne-Billancourt près de Paris. Boulogne Billancourt, au milieu des années 70, se répartissait entre les HLM des ouvriers de Renault  (les usines automobiles de Billancourt étaient encore en activité ), les bourgeois, du côté de la porte d’Auteuil à l’orée du Bois et les familles de jeunes cadres dynamiques dans le nouveau quartier du Point du Jour. Mes parents avaient la trentaine et un riche avenir. Mon père était banquier et la mère fonctionnaire. Nous vivions dans un ensemble du Point du jour au 11eme étage d’une tour moderne signée Pouillon qui donnait sur de vastes espaces verts fermés aux voitures.

A Aix-en-Provence, Fernand Pouillon publie un inventaire et monographie suivis des relevés de bastides et de l’abbaye de Ganagobie.

J’avais six ans et demi ce jour-là et c’était le début de l’été. L’école venait de se terminer et je jouais dans un petit square derrière notre résidence; Il devait être plus de sept heure du soir mais le ciel était encore clair et j’étais très absorbée par mes jeux et ignorant l’heure. Cependant, autour de moi le calme du soir tombait sur la cité : la circulation se faisait moins dense, on entendait par les fenêtres ouvertes le son de casseroles entrechoquées et de friture et des voix féminines qui criaient : « à table ! » Je décidai alors de rentrer, inquiète de me faire gronder par ma mère d’avoir trainé longtemps dehors. Quand j’ai voulu ouvrir la porte de clôture métallique du jardin, je l’ai trouvée cadenassée. Le gardien avait dû fermer le jardin sans me voir. La barrière faisait d’environ un mètre 20 de hauteur ; elle était scellée sur un muret cimenté d’environ 50 cm. La barrière, par chance, n’avait pas de pointes. Aucun risque de s’embrocher sur les piques.

Ce jour-là, à Nzara, dans le sud du Soudan, « YG », un ouvrier d’une usine de coton en Afrique, tombe malade avec une forte fièvre, des maux de tête et des douleurs thoraciques. C’est le premier cas connu du virus Ebola.

J’étais alors une petite fille dégourdie et pleine d’énergie. Je monte sur le muret, me hisse sur la barrière, passe une jambe puis la deuxième et….patatras, je tombe. Mon bras vient heurter violemment le bord du muret de ciment et se brise, deux éclats d’os percent la peau : c’est une mauvaise fracture ouverte. Je me relève et regarde mon sang qui coule. Je suis sonnée mais n’ai pas très mal encore. Je me dirige tant bien que mal vers l’immeuble, traverse le parking, pénètre dans le hall d’entrée et m’arrête devant la cage de l’ascenseur où figure sur l’habituel panonceau d’avertissement: l’ascenseur est interdit aux enfants de moins de 7 ans non accompagnés ; j’ai le bras cassé mais j’ai six ans et demi et je suis une petite fille sérieuse et obéissante.

Ce jour-là entre 10 000 et 20 000 écoliers et étudiants noirs se rassemblent dans la matinée pour protester contre l’obligation qui leur est faite de suivre l’enseignement en afrikaans, « la langue de l’oppresseur ». L’un des premiers manifestants à être abattu est Hector Pieterson. La photo, prise par Sam Nzima, sur laquelle il est porté par un camarade de classe, Mbuyisa Makhubo, fit plus tard le tour du monde. C’est le début du soulèvement de Soweto.

Ma mère est le personnage le plus flamboyant de ma famille. C’est une femme solaire et impulsive. A tout moment, elle pouvait exploser de rire, faire les gros yeux ou me serrer très fort dans ses bras et cette instabilité forme autour d’elle un nuage menaçant. Donc je me tiens à carreau et je monte les 11 étages avec mon bras qui goutte. Au même moment, ma mère, sans doute inquiète de ne pas me voir revenir sort de l’appartement et prend évidemment l’ascenseur de sorte que je trouve porte close. Je sonne. Personne. J’appelle. Personne. Je tambourine. Silence. Alors je redescends à pied par l’escalier.

Ce jour-là, sept membres d’une guérilla pro-palestinienne détournent un avion de ligne d’Air France transportant 258 passagers et 12 membres d’équipage, peu après qu’il ait quitté Athènes sur un vol allant de Tel-Aviv à Paris. Les terroristes forcent le pilote à détourner l’avion vers l’Afrique. Après avoir essuyé un refus d’atterrir au Soudan, les Palestiniens mettent le cap sur l’aéroport d’Entebbe, en Ouganda. Une fois au sol, les terroristes menacent de faire exploser l’avion si 53 prisonniers palestiniens ou pro-palestiniens incarcérés en Allemagne de l’Ouest, au Kenya, en France et en Suisse, ne sont pas libérés au 1er juillet.

Parvenue en bas, je finis par retrouver ma mère très agitée qui me cherche, le visage en feu. Elle me demande : « où est ce que tu étais ? » Mortifiée, je lui explique le square, la barrière fermée, ma chute, l’ascenseur et lui demande pardon. J’ai très mal. Voyant mon bras sanguinolent, elle s’adoucit un peu et appelle le SAMU. L’ambulance qui arrive très vite. On me conduit à l’hôpital le bras pris dans un coussin d’air pour me soulager. En chemin, l’anesthésiste me demande ce que j’ai mangé comme goûter et il me dit que c’est très important  de ne rien oublier pour que l’anesthésie se passe bien. Comme ma mère est à côté de moi, je n’ose pas dire que j’ai mangé deux bonbons car elle interdit absolument les bonbons. Au bloc, couchée sur la table d’opération, quand je sens le liquide anesthésique inonder ma bouche, j’ai peur un instant de ne jamais me réveiller et je voudrais avouer : « j’ai mangé deux bonbons » mais c’est trop tard. Je sombre dans un sommeil lourd et inconscient. Le lendemain, je me réveille le bras dans le plâtre. Les vacances d’été vont commencer et je vais les passer sans pouvoir me baigner. Je le vivrai stoïquement comme une punition méritée.

Ce jour-là, un quotidien titre sur «Le jour le plus chaud» avec des photos de Parisiens en bord de Seine ou au Trocadéro, certains en maillots de bain et même « seins nus » relève le journal. Il a alors fait 33,4°C dans la capitale. Une vague de chaleur extrême s’abat sur la France entre fin juin et mi-juillet. Elle est restée dans les mémoires de ceux qui l’ont connue.

Aujourd’hui quand je repense à cette journée, il me semble que c’est la première fois que j’ai senti, que je ne pouvais pas m’en remettre aux adultes pour juger ce de ce qu’il était bon de faire selon les circonstances. J’avais été grondée par ma mère alors que j’avais respecté le règlement de l’ascenseur et rien ne s’était passé alors j’avais omis de dire la vérité à l’anesthésiste. Premier brouillage moral et grande découverte : les adultes étaient faillibles et l’idée de developper une faculté de discernement qui me soit propre venait timidement d’éclore.

A propos de Geneviève Flaven

Je suis née à Paris en 1969. En 2001 à Nice, j’ai fondé une agence de conseil en design puis suis partie à Shanghai pour développer mes activités. Le départ en Chine m’a mené vers l’écriture et la publication. Depuis mon retour en France en 2019, je me consacre à la création et à l’animation de projets collaboratifs de théâtre documentaire en France et dans le monde. Théâtre : The 99 project (http://www.the99project.net/ ) Blog de mes années chinoises : Shanghai confidential (https://shanghaiconfidential.wordpress.com/)