Ma mère venait d’accoucher de ma dernière petite sœur, c’était le dixième enfant… Avec ma jumelle on était heureux de ce nouveau bébé, mais après nous, il y avait encore Marie-Rose, Jean-Pierre et Gérard. Ce bébé on se battait pour savoir comment l’appeler avec les quatre aînés, on a hésité entre plusieurs prénoms je crois qu’il y avait Nicole, Guylène, quelque chose comme ça, et c’est maman qui a tranché en l’appelant Patricia ! Je me souviens qu’ils étaient deux, un homme et une femme, il y avait une camionnette qui nous attendait. Ils ont fait signer des papiers à maman, mon père était aux champs. Mais je l’ai entendue dire qu’il était d’accord. Avec ma jumelle, on s’est regardés avec un petit sourire parce que Maman nous avait dit qu’on avait de la chance de partir en France. Alors… C’était en novembre je crois on avait quelques affaires dans un baluchon, pas grand-chose, mais tout était plié, bien propre. Je suis parti en short et en tongs, on a marché sur le sentier, on croisait d’autres enfants du quartier, le petit Pierre portait un panier de litchis, non c’était en décembre alors, il était pieds nus, ma petite copine d’en face, elle m’a dit, tu vas où Michel ? Je ne lui ai pas répondu. Je ne savais pas si on pouvait dire qu’on partait en France, pour faire des études, je voulais pas lui faire envie et montrer que nous on avait eu de la chance. Maman, elle disait que c’était un cadeau pour nous deux, les jumeaux, alors on était un peu tristes mais en même temps on était contents. Et puis on nous a dit qu’on reviendrait bientôt chez nous. On a été emmenés dans un centre d’accueil où il y avait plein d’autres enfants. Je sais où, à Guéret dans la Creuse. Je tenais la main de Reine parce que j’avais un peu peur finalement. Quelques jours plus tard, on était à l’aéroport. Je me souviens que là, j’ai eu très peur. J’ai pensé que je ne reviendrai jamais chez moi. C’était en 1965, j’avais six ans, comme Reine. Quand on est arrivé après le grand voyage, on avait froid, on nous a donné des blousons et en route pour un autre endroit. C’est là qu’on a été séparés avec ma jumelle. Je ne l’ai plus revue. Je suis resté quelques temps ici, je sais pas combien de jours, puis on m’a dit que je pourrai aller vivre dans une ferme et qu’on allait m’emmener chez les fermiers, que je serai bien soigné, que je pourrai aller à l’école. Je suis allé d’abord dans une ferme et oui, j’allais à l’école. Mais dès que je rentrais, je devais aider le patron. Je devais l’appeler « patron ». Eux m’appelaient « le petit noir, le morceau de charbon ». Ils n’avaient pas d’enfant. Je nettoyais le poulailler, j’aidais à transporter le foin dans la grange, le samedi après-midi c’était l’étable à récurer, les cochons à nourrir, les dindons, les pintades, les poules. Ce que je préférais, c’était ramasser les œufs. Mais sinon, je m’ennuyais. Je pleurais souvent, j’aurais voulu revoir Reine. Un jour j’ai réclamé aux paysans. Et il m’a filé une claque. Je tombais malade souvent. Alors un jour, ils en ont eu marre de moi et ils ont appelé les services sociaux. J’ai fait deux autres familles. C’était dur. J’ai rencontré un jour un autre Réunionnais comme moi, il s’appelle Simon, il vit dans le Tarn maintenant, on s’écrit. Lui aussi il a eu du mal à s’y faire. Et voilà comment j’ai atterri chez ton père. Je me souviens que là c’était le paradis à côté des autres paysans ! J’aime bien aider ton père. J’étais encore un gamin, à neuf ans, mais comme j’étais content de vous trouver vous, les deux frangins de mon âge quoi, presque ! Tu te souviens d’une cousine qui écoutait Mike Brant, comme on rigolait avec Patrick, on se moquait d’elle, elle râlait. Mais je regrette de ne jamais avoir revu Reine. Et puis je comprends pas pourquoi on vous a dit que j’étais orphelin…
2 commentaires à propos de “#anthologie #38 | juste avant l’accident”
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fort, très fort. Merci Marlen
grand merci, Ugo, car je découvre un peu au fur et à mesure de l’écriture ce qui se passe pour mes personnages !