Nous sommes en banlieue de Chaville. On se plaint : c’est loin, on part trop tôt, on devrait être défrayés, c’est trois heures de transport par jour, pourquoi on tourne si loin? Tout ça pour filmer une maison de banlieue, et puis une rue, et puis une autre. La journée est chargée. On n’a le temps de rien. Il faut rentrer les plans, rentrer les séquences. On répète, on tourne, on répète, on tourne. On filme l’histoire d’un homme qui a la trentaine, qui vit chez sa mère et qui ne fait pas grand-chose de ses journées. On filme un homme enfant. Dans un pavillon de banlieue à Chaville. Entouré de plantes grasses. Et c’est l’été indien. On est l’hiver dans l’histoire, le comédien négocie d’enlever un peu l’écharpe, un peu le bonnet. Entre les prises, il enlève les gants et la doudoune. Entre les prises, on discute. On ajuste le cadre. On vérifie le dialogue. On attend qu’un avion passe pour continuer. Le perchman prend des photos. On discute parfois d’autre chose. La fatigue nous rend lents. Mais c’est calme la banlieue pavillonnaire de Chaville. Ça repose. Ça endort. On ronfle. On dépasse parce qu’on est lents sur cette fin d’après-midi. On prend une heure, une heure trente. Les corps commencent à avoir froid. La journée a filé. Elle n’a rien que de très banal. Arrivés tôt nous partons tard. Il fait nuit à présent. Fin de journée. On remballe. On revient là demain, alors pas besoin de ranger dans les camions, on range dans le décor, vite, car il faut une heure trente pour rentrer. Le directeur de production propose d’emmener des gens en voiture pour rentrer plus vite. Nous allumons nos téléphones. Nous recevons tous les mêmes messages nous demandant si nous sommes en vie. Et alors que nous apprenons les drames du stade, des terrasses, du Bataclan, nous rougissons de notre nonchalance, nous rougissons de n’avoir pas su avant, nous rougissons de ce que nous râlions. Nous emportons de la banlieue de Chaville la douleur d’être si loin du vrai, l’inquiétude d’être sans nouvelles de ceux qui sont peut-être là-bas, nous sommes silencieux et rivés aux téléphones. Nous disons que nous sommes en vie. Demain nous reviendrons en banlieue pavillonnaire de Chaville filmer un homme-enfant qui vit chez sa mère et ne fait rien de ses journées. Demain dans les transports nous nous regarderons dans ce silence si particulier d’après attentat, un silence atterré, un silence plein et étouffant où tout le monde se regarde avec la même peine. Nous sortirons nos affaires et nous ferons comme d’habitude, nous répèterons et nous tournerons. Demain cependant, l’assistant caméra dira : mon ami va bien, il n’a pris qu’une balle dans le bras. Demain cependant, la maquilleuse se fera remplacer car elle a perdu beaucoup d’amis au Bataclan.
5 commentaires à propos de “#anthologie #38 | Avant, après”
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Très fort. Merci Nolwenn.
Merci Ugo de ta lecture et de ton commentaire;)
…. merci d’avoir choisi cela… merci pour tous ceux qui sont partis, tous ceux qui ont des proches qui sont partis… merci pour cette confrontation du quotidien qui continue son bonhomme de chemin…
Merci à toi pour ta lecture et ton commentaire
si fort et délicat comme par exemple « où tout le monde se regarde avec la même peine. » merci Nolween