#anthologie #38 | sans mention de date

Des études ont montré que les gens fournissent des réponses extrêmement précises si on les interroge sur ce qu’ils faisaient au moment où ils ont appris l’assassinat du président Kennedy à Dallas, comme s’ils revisualisaient l’instant avec exactitude. Je peux en témoigner pour d’autres événements – en 1963 je n’étais pas née. Il semble que cela soit dû à un traitement cognitif spécifique au moment de l’encodage de l’information, reposant sur des structures cérébrales particulières, qui lient le souvenir personnel à la perception de la portée collective de l’événement.


En fin de matinée, je suis allée chercher à l’école l’enfant dont je m’occupais, et en me prenant la main il m’a répété ce qu’avait dit la maîtresse, (le mur de Berlin est tombé). J’ai rétorqué qu’il n’avait pas bien compris, en aparté j’ai pensé qu’un gamin ne se rendait pas compte, pauvre petit ; les communistes à l’Est étaient là depuis toujours, à l’échelle de mon temps à moi ; il ne pouvait pas en être autrement. Je me suis dit qu’à la maison, je lui montrerais une carte de l’Europe et lui expliquerais la différence entre RDA et RFA.


Je me sentais exactement seule dans cette réunion de famille. Une guirlande clignotait autour du sapin. Je n’avais pour me tenir chaud que le châle offert par mon amoureux, resté loin. La cheminée était allumée dans la pièce à vivre de la maison, qui occupait deux étages en hauteur, avec la mezzanine où un petit poste de radio n’arrêtait pas d’être allumé, et d’où en se penchant retentit le cri : « Ils ont liquidé Ceaucescu ! » Et un peu plus tard : « Le jour de Noël… ça ne leur portera pas bonheur »


Les locaux de l’agence de voyage sont spacieux, en rez-de-chaussée, avec des baies vitrées qui laissent entrer la lumière du jour non seulement dans sur l’avant, dans l’espace d’accueil de la clientèle, mais aussi dans les bureaux à l’arrière où je travaille. Je viens de commencer un remplacement des quelques mois. Une collègue en passant dit avec une moue qu’il doit y avoir eu un gros crash à New York, car l’aéroport est fermé. C’est tout. Dix minutes plus tard, le patron entre à grandes enjambées. Branle-bas de combat, nous voici tous agglutinés autour des dépêches qui viennent de tomber – nous n’avons pas encore d’images. Au téléphone le patron hurle en anglais, en bras de chemises et le poing levé « On est avec vous, guys ! » Nous ne savons pas quoi faire d’autres. Tout le travail s’est arrêté. Je viens le matin en bus, mais le soir je rentre à pied. Sur le chemin, je m’arrête dans un bar où la télé est allumée : je vois pour la première fois les deux tours tomber.


Je me réveille seule dans mon lit. Il fait déjà jour, c’est samedi. Mon mari entre dans la chambre, il dit doucement : « Il y a eu des morts à Paris. Ta mère va bien. »


La veille, le chien a tant aboyé le long des quais du Brusc, à cause des étais qui raguaient contre les mâts des réverbères, qu’ils ont renoncé à entrer dans un restaurant, craignant qu’aucun ne les accepte. Ils se sont nourris sous la tente d’une pitance obtenue au drive de Mc Donald. Ce soir ils sont revenus sur le port, ils ont trouvé à s’attabler. Un appel what’s app, un cousin devant Notre-Dame en flammes. Premières photos. Il est vingt heures peut-être la flèche s’est écroulée et le brasier, rouge, tout ce feu, laisse peu d’espoir pour l’église. Le silence tombe sur les vacances familiales. Le ton de l’insouciance et du relâchement quitte aussitôt la conversation. La vidéo repasse sur le petit écran, la flèche s’écroule encore et tout ce brasier, qui rend rouge et rose le ciel de Paris, les plonge dans la consternation. Ils étaient là profitant de notre repas, loin de savoir ce qui s’était passé déjà, la petite fumée, et puis le grand panache, et puis les grandes flammes, la foule impuissante le menton levé, et ce « oh » qui se lève à voir la flèche tomber.
Une première question muette, est-ce criminel ? Réflexe de raisonner, peut-être, pour faire barrage à l’émotion. Ils se taisent. La fille se demande tout haut si c’est grave ou pas. Elle a dix ans et elle grandit dans la peur des attentats. C’est son paysage. C’est son climat.
La fille demande si quelqu’un est mort. Elle dit : « Si personne n’est mort, ce n’est pas grave », mais elle voit sur les têtes des parents que ça l’est. Elle essaie de comprendre.
Tout à l’heure ils ont traversé la passerelle au bout du port, ils se sont promenés sur une petite île. Ils ont ramassé un caillou, du schiste avec des incrustations de quartz et un autre, qui brille.
L’émotion collective, immense sur les réseaux qu’ils scrutent depuis la table, n’est pas arrivée jusqu’au restaurant, jusqu’au quai tranquille, jusqu’au camping où ils reviennent à la nuit tombée. Les vacanciers flânent, l’air est doux, les pins embaument dans l’air du printemps.

A propos de Laure Humbel

Site internet : Sur mes tablettes, laurehumbel.fr. Dans l’écriture, je tente de creuser les questions du rapport sensible au temps et du lien entre l’histoire collective et l’histoire personnelle. Un élan nouveau m'a été donné par ma participation aux ateliers du Tiers-Livre depuis l’été 2021. J'ai publié «Fadia Nicé ou l'histoire inventée d'une vraie histoire romaine», éd. Sansouire, 2016, illustrations de Jean Cubaud, puis «Une piétonne à Marseille», éd. David Gaussen, avril 2023. Un album pour tout-petits, «Ton Nombril», est paru en octobre 2023 (Toutàlheure, illustrations de Luce Fusciardi). Le second volet de ce diptyque sur le thème de l'origine s'intitule «BigBang», la parution est imminente.

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