Je vis une pile de livres, la plus haute sur le plateau porté par deux tréteaux. Couverture blanche avec un à-plat rouge. Love story ! Ça ne pouvait pas mieux tomber, au bout d’une semaine, ils m’avaient demandé un papier, je ne sais plus lequel ; ce ne pouvait être un « extrait de naissance », comme on dit en raccourci, ils en avaient un, depuis mes vingt ans, ils ne s’étaient pas trompés, alors, un extrait de livret de famille, certifiant que j’étais marié, avec un enfant… oui sûrement cela. Ils m’avaient déposé devant la mairie, devaient me retrouver au même endroit dans deux heures ; qu’allaient-ils faire entretemps, bistrot, jeu sur les courses au PMU du coin ? J’avais obtenu mon papier en une demi-heure, je ne connaissais rien de cette ville des Vosges, ce « nid de verdure » où j’ai commencé à marcher sans trop m’éloigner de la mairie, je suis entré au Quai des Livres, comme on rentre chez soi après une longue absence, j’étais entouré d’amis, il y avait même un rayon papèterie bien approvisionné, où j’ai trouvé un carnet à couverture noire, je venais de faire connaissance avec Moleskine, j’ai commencé à me balader dans les rayons, je me sentais presque amnésique, quel choix opérer ? était-ce le brutal changement de milieu, la séparation d’avec femme et enfant sans savoir pour quelle durée, la soudaine abondance alors que je n’avais emporté dans mon sac que Le Centaure de Maurice de Guérin ? je n’ose incriminer la tonte de mes cheveux qui aurait emporté mes idées, ma mémoire des titres et auteurs à acheter en priorité… Je ne savais plus où donner de la tête. J’étais en train de m’interroger sur l’existence d’une éventuelle censure aux portes du camp lorsque je les vis, ces meilleures ventes, la pile des Love Story comme un gratte-ciel blanc et rouge. Erich Segal avait écrit son histoire tendre pour un pauvre bidasse ayant la chance de tomber dessus dans une ville de garnison. Je le brandis comme un trophée accompagné du carnet noir. Ce fut mon premier best seller.
Je vis enfin la forme lointaine de cette crête montagneuse appelée « la mujer muerta », qui fait partie de la Sierra de Guadarrama. Depuis la route où je pédalais depuis deux heures, je distinguais le profil d’un crâne, poitrine, bassin, jambes, dont les pieds se relevaient vers le ciel. Profil allongé de gauche à droite sur un ciel bleu sombre annonçant l’orage, tel qu’il aurait pu faire partie des figurines à découper puis coller dans un jeu pour enfants. Surprise doublement horizontale en ce sens qu’elle était bel et bien couchée à plat faisant partie de l’horizon. Femme montagne, quel voyageur, bon observateur, avait pour la première fois reconnu là cette forme, éprouvé le besoin de la baptiser comme l’homme a accoutumé de le faire, face aux production de la nature qui le dépassent. C’est là-haut, au loin, entre la tête et la poitrine qu’a frappé le premier éclair ; par réflexe, je me suis mis à compter les secondes, le coup de tonnerre m’atteignait au bout de dix secondes, soit environ trois kilomètres. Je scrutais en vain le plateau nu, en quête de quelque abri, je savais que c’était un vain espoir, la meseta était désespérément nue ; les premières gouttes de pluie chaude me fouettaient déjà le dos.
Je le vis comme un croc dans une mâchoire de chien blanchie, verdie, trouvée dans la forêt, comme un chicot branlant dans la bouche jaunie d’un cadavre, solitaire, il était le dernier « immeuble de rapport » debout dans cette rue de Paris qui avait été peuplée, surpeuplée jusqu’à l’après guerre, mais était aujourd’hui déserte. Pourquoi en trente ans son environnement urbain plutôt dense avait-il disparu, remplacé par une sorte de no man’s land que des palissades encadraient bien mal en toutes directions, terrain de jeu fréquenté ce soir là par des gamins ravis ? Sans être sociologue, ou économiste, je pressentais qu’il y avait là, à deux pas des Buttes Chaumont, une mine d’or pour promoteurs immobiliers, que les terrains vagues gagnés par des dépotoirs sauvages ne dureraient plus longtemps, avant l’arrivée des géomètres, des grues et des bétonnières-toupies.
Cependant, j’étais bien arrivé devant l’immeuble où retrouver B., elle m’avait dit que je ne pouvais pas me tromper, que son bâtiment était comme un amer pour des marins égarés en Ile de France ; le numéro XXX subsistait dans le maigre hall, une liste de douze occupants me confirmait que quoiqu’insolite, ce lieu était habité, en totalité, qu’il « rapportait », jouant ainsi son rôle auprès de propriétaires que j’imaginais très âgés, demeurant sur place ou dans des appartements encore plus décatis, dont ils payaient des loyers dérisoires à d’autres vieillards dans la même situation, et ainsi de suite, jusqu’à… l’itération des transactions tirées de plus en plus vers le bas donnait le vertige, je m’engageai frileusement dans l’escalier, une moquette élimée amortissait mes pas, je m’élevais au-dessus de Paris dans un nuage de silence.
Je vis la solution, une évidence géométrique qui maintenant me sautait aux yeux, dont allaient découler les réponses aux questions suivantes. Les triangles AEC et ABH étaient semblables, un angle droit, un angle commun, le troisième ne pouvait qu’être égal. Ces triangles n’étaient pas égaux, mais semblables, et cela suffisait. En rapprochant deux expressions différentes des cosinus de leurs angles, en appliquant le théorème de Pythagore, on obtenait la réponse à la première question ; la suite, résolution d’équations du second degré puis d’équations différentielles, devenait calcul, application de théorèmes, exercice de mémoire. Je pris alors conscience des deux mécanismes mentaux à l’œuvre dans cette résolution de problème. L’intuition visuelle associée à la déduction rendue efficace par le calcul. J’expliquai cela à Jim qui me regardait soudain avec des yeux différents ; dans mon rôle de grand-père, je venais de sortir de nos routines, des actes de gestion du quotidien, j’allais enfin déclencher chez cet adolescent en construction, une foule de questions qu’il n’osait pas exprimer jusque là, peut-être pourrions-nous, un jour, parler aussi littérature.