Je vis ce que j’avais décidé de ne pas voir. J’étais partie à pied, dans l’espoir de me perdre un peu, pour mieux me retrouver et je pensais être arrivée à mes fins. La ville étrangère faisait de moi ce qu’elle voulait et c’est ce que je cherchais. J’avais échappé aux trajets fléchés, sans faire malgré tout l’économie de la grande halle aux structures métalliques, ni d’une statue de princesse nostalgique qui m’avait sans doute aiguillée : face à elle je m’étais demandé si c’était bien la femme au destin tragique du livre. Le fleuve qui l’accompagnait m’avait fait comprendre que je ne m’étais pas trompée. En la quittant, j’avais retrouvé les avenues tristes, des années cinquante, taillées au cordeau ; j’avais voulu les fuir mais tout était à angle droit et près d’une intersection, s’est imposé un bâtiment gris. Des visiteurs silencieux en sortaient, et à l’instant, j’ai compris de quoi il s’agissait : je suis entrée à mon tour dans la maison de la Terreur. Murs tapissés de photos, visages des deux régimes, extraits de films, archives, profusion de documents, comme autant de preuves à l’appui d’une démonstration trop lourde. Avec le poids de la visite sur les épaules, j’ai suivi les flèches. Je suis descendue. Et là, en découvrant les caves aux murs imprégnés par l’odeur de la souffrance, j’ai compris qu’étaient exposés de vrais instruments de torture, dans des cellules inhumaines, chaque élément souterrain parfaitement conservé, et offert à la stupéfaction des touristes. Quand je suis remontée à la surface, je n’étais plus la même. La nuit venait de tomber et le grand fleuve fuyait pour éviter de répondre à la grande question.
Je vis à l’étage de la maison annexe, dans la paisible petite ville, trois fenêtres sans vitres. Le lieu semblait désaffecté, pourtant, un être à part y vivait épisodiquement. Pendant l’hiver, des cartons avaient tenu lieu de vitres, comme si l’occupant ne voulait pas remettre les rectangles de verre qui à la fois isolent et laissent entrer la lumière. Peut-être ne pouvait-il pas faire le chemin qui pouvait le mener à la réparation des fenêtres. Un lambeau de drapeau noir et blanc remuait un peu comme un rideau, comme une silhouette sur un radeau. Mais personne. Des herbes folles, une voiture verdie, garée à côté depuis une éternité. Mais personne. Juste la rumeur : on croisait l’occupant parfois couvert de peinture, parfois portant des sacs pleins de bribes pour réaliser d’éventuelles installations, parfois faisant la manche. Là, on ne le voit plus. Il a peut-être changé d’endroit. Pris la tangente, disent-ils. Au pied de la maison, trois grosses étoiles dorées ont été posées. Sans doute par lui. On ne sait pas pourquoi.
Je vis il y a peu dans la grande salle à manger des séniors une belle dame âgée qui attirait l’attention parmi les quelques convives assis autour de la table ronde. L’amie qui l’avait déjà rencontrée m’invita à lui parler. Après avoir hésité, par peur de troubler son repas, je me penchai vers elle : ses cheveux blancs, habilement tressés ou ramassés étaient retenus par toutes sortes de petites barrettes plates, comme celles des petites filles. Elle avait le regard brillant de ceux qui savent et s’apprêtent distiller leur secret avec délectation. Elle confirma ce qui se disait : oui, elle avait bien vendu la maison de Roche à la célèbre chanteuse américaine, amoureuse du poète vagabond. Mais surtout, elle avait retrouvé sous le carrelage quelques croquis et bribes griffonnés par l’artiste disparu et elle préparait le livre de la démonstration : les images fantastiques des poèmes avaient bien jailli au contact des lieux, et de l’économie rurale — champs, forêt, lavoir-miroir— elle avait les preuves. A voix basse, elle ajouta une confidence : il ne me reste plus que la table des matières et j’aurai fini… Mais revenez, je vous parlerai aussi de l’encrier. Son encrier… Elle poursuivit le repas comme si de rien n’était mais je savais que désormais elle m’attendait pour la suite.