Je vis un jour à l’hôpital Camille Claudel, une vieille femme très maigre, autour de 80 ans, qui marchait seule dans le couloir en chancelant, vêtue de sa robe de chambre tâchée. Elle s’avançait comme moi vers la salle à manger. Sur les tables, des barquettes en plastique, des couverts en plastique, des gobelets en plastique. Comme elle n’arrivait pas à s’asseoir, je l’aidai, aussitôt réprimandée par une soignante, non, ne l’aidez pas, elle va y arriver toute seule. Au bout d’un quart d’heure elle parvint à s’asseoir. Elle essayait de mettre la fourchette à sa bouche, sans succès, elle tremblait trop, ça tombait à côté ; elle put manger la moitié d’un yaourt, boire une gorgée d’eau. A la fin du repas, je l’assistai juste à se remettre debout, la soignante avait le regard ailleurs, puis elle me vit. Laissez la, on a l’habitude. Et cette vieille femme repris le chemin de sa chambre en se tenant aux murs. Quel était son tort ? Était-ce une mauvaise femme ? Avait-elle maltraité ou bien tué ses enfants pour connaître un sort pareil, un « soin » si particulier ? De quoi l’institution se vengeait-elle, qu’attendait-elle au juste ?
D’abord, j’entendis des cris et des chocs venant de la chambre voisine cette fois à l’hôpital Charcot. Vite je m’y rendis et je vis un jeune homme que je reconnu être un ami d’enfance, muni de sa lourde chaise en bois qu’il tenait au dessus de sa tête et qu’il frappait maladroitement contre la fenêtre pour la briser. Vincent qu’est-ce que tu fais, tu es fou ? lui dis-je, ça sera pire pour toi si tu continues. Il me reconnut, il se mit à pleurer, il reposa sa chaise. Un drôle de dialogue naquit entre nous dans cette chambre, nous finîmes par décider d’écrire une chanson ensemble. Réunis parce que vivants dans le même secteur, nous étions les symptômes d’une jeunesse perdue à la recherche d’elle-même dans cette banlieue tranquille. Seule la chaise était cassée et gisait en trois morceaux par terre.
A l’hôpital Marcel Rivière, dans la salle commune, je vis une femme écrire, assise sur le canapé en skaï crème, déchiré par endroit et percé de trous de cigarettes. Sur ses genoux, une grosse liasse de feuilles A4, et munie d’un stylo Bic, elle noircissait ces feuilles les unes après les autres, sans s’arrêter, dans un élan qui devait la dépasser elle-même. Son écriture était grosse, régulière, ses phrases tenaient sur des lignes à peu près droites. Cette femme ignorait tout de ce qui se passait dans cette salle de socialisation, toute concentrée à son flot d’écriture. Je la vis écrire trois jours durant, du matin au soir. J’appris par un autre soigné qu’elle était professeur à la faculté de droit. Le quatrième jour, je pus m’asseoir à côté d’elle, ses deux mains libres, un air triste sur son visage. Qu’y a-t-il aujourd’hui, pourquoi n’écris-tu plus ? On m’a retiré toutes mes feuilles et mes stylos. Je n’ai plus le droit d’écrire, ils disent que c’est pour mon bien, que c’est thérapeutique, me répondit-elle.
Ces voyages hospitaliers, comme ils me touchent
Merci Catherine, je suis touchée qu’ils te touchent
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