JE VIS… une jeune fille s’asseoir en face de moi, les yeux baissés, ayant un peu de mal à respirer. Aller chercher un verre d’eau, le poser devant elle. Elle avait déposé son manteau sur le siège à côté, dégagé ses cheveux longs en arrière, et avala tout, d’un coup sec. Lui proposer de prendre son temps pour me dire la raison de ce rendez-vous à mon Cabinet. Elle s’effondra en larmes, les mains cachant son visage presque tout recouvert de sa chevelure brune. Poser un paquet de mouchoirs en papier devant elle. Elle en sortit un, très vite, et épongea comme elle put toute l’eau qui ruisselait sur ses joues, son cou, et tombaient en chute libre sur son petit sac à main qu’elle avait gardé sur ses genoux. Me lever pour aérer quelque peu la pièce, placer la fenêtre à l’espagnolette. Revenir lentement à ma place derrière le bureau. Les sanglots s’étaient faits plus discrets. Lui proposer si elle pense que ce qu’elle a à me dire pour l’heure, pour le moment présent, tient en quelques mots, qu’elle les écrive sur un papier si cela est moins difficile que de les exprimer oralement. Elle acquiesça. Lui tendre une feuille de papier blanc et un stylo à quatre couleurs. Elle choisit le rouge. Détourner volontairement mon regard, jeter un œil distrait sur un de mes dossiers. Elle écrivit, vite, plia la feuille et la déposa devant moi, dans le bon sens pour la lecture. Ouvrir délicatement comme on décachète une enveloppe avec précaution. Cinq mots en écriture bâton avec des points de suspension entre chaque. MON PERE…VIOL….MOI … ENFANT. Refermer la feuille et lui proposer de la conserver. Elle leva la tête vers moi. Pour la première fois pouvoir distinctement croiser son regard, ses yeux encore voilés par quelques mèches de cheveux rebelles. Elle m’adressa un léger sourire en forme de oui rassuré. Me saisir de mon grand cahier à spirales, celui sur lequel je note tout ce que celui ou celle qui franchit la porte de mon bureau a à me confier, tout ce qui est exprimé à intelligible voix, ou à mots couverts, tout ce qui est hurlé parfois, tout ce qui n’est pas dit aussi. Elle me tendit le stylo. Choisir la couleur verte. Lui expliquer que dans le langage thérapeutique des couleurs, en Inde et ailleurs aussi dans le monde, le vert est la couleur de la paix émotionnelle, la liberté d’être, la régénération. Lui faire remarquer que son écharpe, posée à côté de son manteau est de cette couleur, d’un vert éclatant, même. C’était bon signe. Elle respirait maintenant calmement et s’était redressée sur son siège. Nous allions pouvoir commencer à faire ce qu’il y avait à entreprendre. Dans la confiance et la détermination. Les faits, rien que les faits. Avec la loi, toute la loi.
JE VIS… une nuit une danse des étoiles. Pas quelque étoile filante que j’aurai pu voir en plusieurs exemplaires, une vraie danse d’une bonne dizaine d’étoiles, très haut dans le ciel et très distinctes. Sur le moment, je détournais mon regard, je fermais les yeux, les ouvrais à nouveau, pensant à une anomalie à l’intérieur de mon globe oculaire, comme un début de dégénérescence maculaire. Rien n’y faisait, les danseuses lointaines mais bien visibles s’en donnaient à lumière joie. Des lucioles en plein vol, à haute altitude en farandole. J’étais allongée dans l’herbe depuis un moment, je venais de finir de participer à une réunion du soir dans le cadre d’une université d’été de danse. Bien sûr on aurait pu me rétorquer que comme j’avais dansé toute la journée, pas étonnant que la fatigue de la soirée, affalée par terre, conduisit au délire. Certes, l’argument aurait pu être convaincant si ma voisine de droite qui était restée elle aussi après la réunion que nous avions eu en plein air, ce soir de canicule, n’avait pas vu la même scène que moi. Lorsque je compris que ce que je voyais était bien réel, j’osais l’interroger et elle me répondit que oui, elle aussi, depuis un moment remarquait un drôle de manège dans le ciel. J’eus une sensation étrange, rassurée de ne pas être la seule à voir ce que j’observais et surprise par ce qui se présentait à nous. Nulle inquiétude mais un sentiment que je n’arriverais jamais à partager avec le plus grand nombre ce que nous étions toutes les deux en train de vivre. Pas un art de la rue, un art du ciel, pas des danseuses étoiles, des étoiles danseuses. Lorsqu’une troisième femme à ma droite, que je n’avais ni vue ni entendue s’approcher de nous vint s’accroupir à nos côtés et nous murmurer à l’oreille vous avez vu ce qu’il se passe dans le ciel ? j’ai compris qu’il se passait quelque chose de très important, plus que cela, de surnaturel. Un surnaturel qui ne faisait que commencer à s’exposer, en pleine nuit, une nuit qui allait longue, très longue et nous n’avions assisté qu’au prologue de cet étrange ballet.
JE VIS… un effroi terrible dans le regard de celui qui annonça à la petite fille que son père était parti et qu’il ne reviendrait pas. Je vis une terreur immense dans le regard de la petite fille qui ne comprenait ce que cet homme lui disait. Je vis un chagrin inconsolable dans le regard de la mère, incapable de parler, et laissant faire son frère, le laisser annoncer cette nouvelle, d’une disparition qui n’était pas une mort mais tout comme, à cette petite fille qui n’avait pas demandé à souffrir, pas à son âge, pas encore. Je vis l’angoisse des lendemains dans le regard du grand frère de la petite fille, ce jeune garçon qui lui, à cet instant où tout bascula, savait déjà, quand, comment, par qui, elle ne le sut jamais, que le père ne reviendrait pas, jamais, qu’il en avait préféré une autre, une autre femme, que leur mère, à eux, et nous alors ? Nous ses enfants, il en faisait quoi ? Rien, nada. Longtemps, longtemps, très longtemps après, ces deux-là, devenus grands entendirent des mots dans la bouche de ce père enfui jeune, puis, vieux, très vieux, retrouvé, parce que la vie, parce que pardon, peut-être, parce que besoin de revoir avant d’être séparés pour de bon. Des mots pour expliquer, des mots pour comprendre, des mots pour entendre. Mais des mots trop tard, des mots qui ne réparent pas, des mots qui ne font pas oublier, des mots qui ne consolent pas parce qu’il n’y a plus rien à consoler. Rien que des mots sans rien dedans. Des mots morts nés.
Merci Eve pour ces trois histoires, on passe par plein d’émotions et c’est très fort;)
Merci ! de tout coeur.
Difficile de lire le second texte à cause du brouillage de larmes provoqué par le premier, la douceur, l’humanité de la narratrice devant le drame de l’autre: beau et délicat moment d’humanité. Beaucoup de phrases réjouissantes (Des danseuses étoiles, des étoiles danseuses. Des mots morts nés…), des anaphores réjouissantes (je vis du 2e texte, des mots du 3è), modestie du titre, bref: fond et forme toujours absolument en symbiose. Merci Eve
difficile de répondre… le choix de tes mots me vont droit au coeur…et plus encore j’ offre tes mots comme un partage entre nous tous qui nous livrons depuis plus de 40 jours à une traversée interieur/extérieur très puissante. Merci beaucoup.