#anthologie #37 | ponts et chaussées

Je vis un enfant de deux ans marcher seul sur un rond-point à Dehli. Dehli est une ville tentaculaire. Dès qu’on s’éloigne du centre, de larges autoroutes urbaines traversent tour à tour des quartiers d’habitation modernes, des bidonvilles, des friches sèches et sales que des promoteurs corrompus réservent à de futures opérations immobilières et puis quantité d’espaces interstitiels, remblais, arches de pont aérien, rondpoints où vivent des petites communautés Dalits, silhouettes de femmes frêles et sombres recroquevillées sous des foulards éclatants, d’enfants nus aux yeux bordés de Khôl, hommes en dhoti blanc, fins et noueux comme des arbustes. C’est là que je vis un petit bonhomme, de deux ans à peine, dans la lumière poussiéreuse du crépuscule, marcher seul sur la face bombée d’un rondpoint sur la route de l’aéroport. Il avait cette démarche adorablement incertaine des enfants en bas âge où la chute est évitée à chaque pas grâce à la miraculeuse élasticité de leurs jeunes articulations. Je le vis rebondir sur des jambes rondes et solides et se dirigeait dangereusement vers la chaussée où tournaient des voitures indifférentes. Je ne vis autour de lui aucune autre présence humaine, animal ou fantôme. Il était seul, totalement seul dans ce monde inhumain. Allait-il être écrasé ou sauvé par quelqu’un ? Un adulte surgirait-il de l’ombre pour lui attraper le bras et le soulever de terre et le mettre sur son dos ? Cela n’a duré que quelques secondes. Quand le taxi s’éloigna, je me retournai pour voir cette vie fragile engloutie dans la brume sale de la ville.

Je vis un fantôme et ce fantôme s’appelait Bob Dylan. C’était un trente et un décembre à Toulouse et il faisait très froid. Je rentrais à pied d’on ne sait où longeant une avenue déserte en bordure de la Garonne. De minces flocons tombaient sur mes cheveux. Je marchais vite pour me réchauffer. Le soir tombait, le ciel était mat et sombre. Des sensations me traversaient : la petite allégresse des premiers flocons, la perspective d’une soirée de Nouvel an en solitaire dans ma chambre de la rue de la Pomme ; le plaisir des rues vides, l’haleine glacée de la rivière tumultueuse toute roche. Le boulevard bifurquait vers la droite pour s’élever au niveau du tablier du pont. C’est là que je le vis, adossé à la culée avec une guitare acoustique en bandoulière. Il était vêtu d’une veste de laine à carreaux Buffalo noir et bordeaux et d’une écharpe de grosse laine. Il avait les cheveux mousseux où s’accrochaient des flocons de neige. Il chantait « Like A Rolling Stone » mais avec la Garonne qui grondait, je n’en suis pas sûre. Bien que très tentée, j’ai eu peur, la peur inexplicable qui me saisit devant un mystère sacré, d’aller rejoindre ce fantôme qui était Bob Dylan. J’ai continué ma route avec pour tout bagage, la chanson de Robert dit Bob en tête.

Je vis un barrage et des jeunes gens en colère. Au Sénégal, cela chauffait depuis quelques mois : Macky Sall jouait avec le feu en ne disant pas s’il allait se présenter ou non, s’affranchir des principes constitutionnels ou non. Il jouait avec le feu par des chicanes judicaires douteuses à l’encontre de son opposant Ousmane Sonko, jeune fonctionnaire des Finances et maire de Ziguinchor. Celui-ci avait gagné les faveurs de la jeunesse avec son programme anti-français, anti-corruption, anti Macky Sall en fait. Entre manœuvres de basse campagne, révoltes et répressions,  les esprits s’échauffaient, tout particulièrement à Ziguinchor en Casamance. Après une semaine à travailler sur le documentaire 99 Femmes avec Dame Diallo, je devais repartir à Dakar par l’avion de Cap Skirring. Je décidai de partir tôt car on annonçait des troubles sur la seule route qui relie Zig à l’aéroport de Cap Skirring. Il y avait des rumeurs de barrage, d’interventions de l’armée, toutes sortes de rumeurs. On ne savait rien en fait. Je me plantai à l’entrée de l’hôtel Le Perroquet et attendait un taxi pendant près d’une demi-heure, ce qui était inhabituel car en général, l’apparition d’une touriste blanche attire une volée de taxis, anticipant un bon profit.  Une voiture se présenta finalement et le taxi m’annonca qu’il n’irait pas jusqu’au terminal des navettes aéroport car les routes étaient bloquées. J’acceptai ses conditions et la voiture démarra. Le conducteur choisit un itinéraire tortueux. Il évitait les rues principales et empruntait des contres allées, des ruelles secondaires de terre battue allant même jusqu’à traverser un dédale de cours privées où des vieillards assis somnolaient. Parvenu sur la route de l’aéroport goudronnée de frais, il me demanda de descendre. Le barrage était tout proche, monté à la hâte avec des pneus fumants et un jeune arbre couché. Des jeunes hommes criaillaient en patrouillant le long de la barrière. Certains avaient des machettes, d’autres fumaient de grosses cigarettes de chanvre. L’atmosphère était fiévreuse tantôt pétrifiée et tantôt ponctuée d’éclats de voix et de brusques embardées de ces hommes ivres de leur jeune puissance. Autour, sur les talus, la foule observait, passive et  inquiète. Je décidai de passer le barrage avec ma valise à roulette en compagnie d’une famille sénégalaise, des urbains aisés qui retournaient à Dakar (vraisemblablement). Je marchai lentement de la manière la plus neutre possible et soulevai ma valise pour passer les branches d’arbre couchées sur le sol. Un des insurgés me regarda passer et je croisais fugacement ses yeux rougis par la fumée et l’herbe. Je sentis en lui de la violence mais aussi une tiède indifférence. Il en voulait à la terre entière mais il se fichait complétement de moi. Baissant les yeux je traversai la barrière et continuai ma route sans me retourner.

(Ajout 38) Je vis un bout d’os nu percer mon bras gauche.  A six ans et demi, je jouais tard dans un square jusqu’à une heure tardive. Voulant rentrer, je découvris que la barrière était fermée et décidai de la franchir. Hélas, je suis tombée et me suis cassé gravement le bras. Obéissante, j’ai monté les escaliers de mon immeuble, blessée, sans prendre l’ascenseur interdit aux enfants seuls. Ma mère, inquiète et fâchée contre moi m’a retrouvé en bas de l’immeuble et conduit à l’hôpital. Après l’opération, je me suis réveillée avec un bras plâtré et une conscience plus aiguisée.

(Ajout 39) Je vis un tigre se jeter avec férocité contre une épaisse paroi de verre une nuit au zoo.

A propos de Geneviève Flaven

Je suis née à Paris en 1969. En 2001 à Nice, j’ai fondé une agence de conseil en design puis suis partie à Shanghai pour développer mes activités. Le départ en Chine m’a mené vers l’écriture et la publication. Depuis mon retour en France en 2019, je me consacre à la création et à l’animation de projets collaboratifs de théâtre documentaire en France et dans le monde. Théâtre : The 99 project (http://www.the99project.net/ ) Blog de mes années chinoises : Shanghai confidential (https://shanghaiconfidential.wordpress.com/)

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