On vit apparaître les premiers barrages. Milices et fusils au contrôle, sans autres choix que de s’arrêter, tendre nos cartes d’identité, répondre aux questions. Attendre derrière les vitres baissées des voitures, demander aux regards, on ne voyait que des yeux derrière les cagoules certains jours.
On vit des routes se fermer, horizons raccourcis. Les habitants se replier chez eux comme marées incertaines, les villes devenir éclats et bruits. On pouvait voir les bruits, mitrailleuses obus effondrements. On voyait des immeubles tomber, d’autres se trouer, perdre des étages. Certains véhicules carbonisés. Des corps saccagés. On voyait la poussière s’alourdir de cendre. Le soleil s’enfoncer derrière d’autres astres.
On vit des gens déserter leur domicile, quitter avec l’essentiel, rapidement comme honteux de chercher refuge ; promettant aux murs et aux portes de revenir. On voyait le ciel perdre son bleu, de faux nuages durcir l’au-delà. On regardait le pays sur de petits écrans imprécis, on voyait les quartiers se ressembler, se confondre. On décomptait plus de milices dans les rues que de gens.
On vit des enfants prendre les armes comme on dit (mais n’étaient-ils pas eux, pris ?). Les camps militaires remplaçaient l’école. On voyait ces enfants devancer la vie. Apprendre à tuer ou mourir aux combats, monde coupé en deux (ennemis ou alliés). Tous ne connaîtront pas la majorité. On voyait des luttes fratricides détruire les familles, des bâtiments voisins s’affronter. Des amis s’entretuer au nom de leurs partis.
On vit Beyrouth se diviser en deux (l’est l’ouest). Le pays comme schizophrène démultipliant ses frontières, lignes de démarcation, de front, de combats. On écoutait une langue s’inventer dans un quotidien sans nuance. On voyait se déployer de nouveaux armements, véhicules blindés, artilleries. On vivait entre explosions, voitures piégées, enlèvements, attentats, tirs… destruction.
On vit le quotidien nous enfermer ; chez soi ou dans les abris. Les couvre-feux creusaient les journées. Nos gestes ordinaires désormais aléatoires. L’essentiel ? On voyait le temps nous échapper dans ces espaces de captivité.
On écoutait radios, commentaires, discours. On vit intervenir d’autres pays. On ne cherchait plus à savoir. On oubliait de compter les années, ça nous semblait superflu, il fallait attendre, espérer ; on priait. On regardait l’Histoire, tout nous semblait déjà écrit.
On cherchait parfois, comprendre le dessein divin. On vit notre lien à la mort changer. Et à la vie.
sur la route de l’Aouina qui va de Carthage à Tunis en passant par l’aéroport, des sacs de sable, des chicanes un char des hommes en armes – les enfants derrière, dans la 4 chevaux – au dessus le ciel le même sans doute de ce bleu – juin 1960 – partir… (merci Gracia)
Oh Piero, merci très touchée par ces échos de vie en mots, merci à toi !