#anthologie #37 | Je vis d’autres choses et d’autres encore se préparaient à être vues

Je vis Jane Pierny sur l’affiche de Champignol, puis en photo, puis en vrai. D’abord, je l’ai vue sur l’affiche, placardée sur le mur du théâtre. Ça faisait une mise en abyme qui me fascinait. Au rez-de-chaussée de chez madame Vial, la façade affichait en travers, sur toute la largeur du théâtre, THÉÂTRE DES NOUVEAUTÉS. Au centre, au-dessus de la colonne centrale, il y avait le titre de la pièce, toujours la même durant tout le temps que j’ai travaillé chez madame Vial: Champignol malgré lui. Et l’affiche où je l’ai vue elle, était placardée à l’intérieur des colonnes.

Théâtre des nouveautés
28, Boulevard des Italiens, 28
Champignol malgré lui

Pièce en 3 actes
de MM.
Georges Feydeau et Maurice Desvallières

GRAND SUCCÈS

dimanches et fêtes, matinée

Elle était en haut de l’affiche, en médaillon, dans le C de Champignol. Son chapeau était splendide. J’ai demandé à madame Vial si c’était elle qui l’avait fait. Je connaissais la réponse mais j’aimais l’entendre répondre oui, me raconter comment elle l’avait fabriqué. Je faisais mieux le lien entre l’atelier où nous étions dans le feutre, le tissu, le cuir et les plumes et le spectacle. Avec nos chapeaux, nous fabriquions de la beauté. Quand je suis entré pour la première fois à l’intérieur du théâtre, j’ai vu des photos des acteurs accrochées dans des cadres au mur, Germain et Jane Pierny. J’ai longtemps cru que la photo de Jane Pierny était celle que Nadar avait prise. Mais je confonds. J’ai appris plus tard que la photo datait de 1892. Jane Pierny en a fait toute une série au studio Nadal, habillée en J’avais quitté madame Vial depuis longtemps. Je chantais à l’Européen. Et je n’avais pas remis les pieds aux Nouveautés. Sur cette photo, je la trouvais fragile. C’est peut-être pour ça que j’ai l’impression de m’en souvenir dans un cadre, au théâtre, le jour où je l’ai vu elle pour la première fois, dans le théâtre, en vrai. Sur la photo, je la trouvais belle mais fragile, très fragile. C’est pour ça que je crois revoir une photo qui n’avait pas encore été prise. Parce que sa fragilité y est contenue, que j’ai vue ce jour-là, sans pouvoir m’y attendre. JE reconstruis la présence de la photo à partir de la perception que j’ai eue de sa fragilité. Nous avions descendu le nouveau chapeau pour Germain, enfin, une casquette militaire. Jane Pierny était là, vêtue comme à l’ordinaire, je veux dire sans sa robe ni son chapeau. Elle était en cheveux, à répéter avec Marchand. Je l’ai trouvée belle mais fatiguée, épuisé même, à donner une réplique qu’elle connaissait sur le bout des doigts. Sans maquillage, elle m’a semblé aussi vieille que ma mère alors qu’elle aurait pu être ma grande soeur. J’ai eu peur pour elle le soir, devant un public.

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Je vis Elvis à Las Vegas dans un train sur un smartphone. La vidéo était celle d’un concert de 1970. Il y chante Suspicious Mind dans sa combinaison blanche cloutée, col relevé, ouverte jusqu’au ventre. Le smartphone sur lequel tournait la vidéo était celui d’une jeune femme brune, pas vraiment de l’âge d’écouter le King. Elle était déjà assise côté fenêtre lorsque j’ai pris ma place. Elle m’a à peine regardé avec une moue souriante et a tourné la tête vers le quai, la joue et le menton appuyés dans sa main, le front contre la vitre. Elle a sorti le smartphone assez vite. Nous n’avions pas encore quitté Paris. Elle l’a posé sur la tablette devant elle, placé ses écouteurs et lancé la vidéo qu’elle a regardé plusieurs fois. Elle faisait des arrêts sur image, le regard en coin d’Elvis vers ses musiciens, les postures d’Elvis prises de face, de dos dans le halo de lumière face au public, les sourires d’Elvis. Que cherchait-elle dans ces images? Elle n’avait pas l’air triste mais regardait intensément comme collée à l’écran par une émotion que je ne parvenais pas à saisir. Je n’avais pas l’impression qu’elle s’accrochait à un souvenir, plutôt qu’elle cherchait à raviver quelque chose. Parfois, elle fermait les yeux, sa lèvre inférieure se détachait légèrement comme si elle allait donner un baiser. D’autres fois, après avoir regardé la vidéo, elle restait longuement à l’écouter, toujours en boucle, le regard perdu dans le paysage. Dans quel piège était-elle prise?

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Je vis HannaH à Hambourg, sans savoir que c’était HannaH. D’abord, on ne la voyait pas. Tout se jouait sur scène et sur les trois écrans sous la scène. En léger contre-haut, il y avait ce qui pouvait être la lucarne d’une maison, d’une tour, Anne, ma soeur Anne… HannaH. Parfois, elle n’était qu’un visage à une fenêtre, une speakerine dans une télévision de carton. Puis, elle surgit, projetée dans le vide, suspendue par les pieds tête en bas, bientôt débarrassée de sa perruque, de sa robe de ménagère américaine des sixties. Corps nu, imberbe, pendu. Voilà pour l’image. Le choc HannaH après le choc Ron. Durant le repas, j’ai attendu HannaH que j’avais vue de loin. J’avais envie de lui dire l’émotion ressentie. Avec Ron et Cyril, son cameraman, nous avions déjà ri, déjà bu. Elle a mis du temps à venir. Je me suis levé pour demander qu’on lui mette une part de côté. Le repas avançait, le repas se terminait, HannaH n’arrivait pas. Personne n’avait l’air inquiet. Ni Ron, ni Patty, ni Cyril, ni Rosina. J’étais le seul à l’être, alors que je ne la connaissais pas. Elle arriva, tard, alors que les convives en étaient au café. Elle s’assit face à moi, j’allai lui cherché l’assiette réservée. Elle me remercia, renifla l’assiette, se mit à manger, coudes très écartés, visage très près de l’assiette. Je comprendrai plus tard d’où me venait cette inquiétude.

2 commentaires à propos de “#anthologie #37 | Je vis d’autres choses et d’autres encore se préparaient à être vues”

  1. J’aime bien votre contribution, même si je ne vois vraiment pas le rapport avec la proposition, excepté votre titre, et merci pour la photo de l’affiche. Je l’aime beaucoup.

    • le rapport avec le proposition, telle que je l’ai comprise:
      je vis + image + lancement histoire avec prise en compte de :
      « elle était où, l’inquiétude ? Et c’est fait, plus qu’à suivre. »

      dans la consigne, il y avait 3 textes à lancer ainsi, j’avais écrit une seule vision au moment où vous avez lu le texte (d’où le titre initial (je vis pas grand chose encore mais ça allait venir), j’en ai écrit deux au moment de vous répondre. La troisième est en cours
      (et merci pour votre retour)