Je vis un homme mendier entre les voitures arrêtées au feu rouge, sur une grande place carrée de Madrid, au pied du musée archéologique. Cet homme n’avait pas de bras. Sur son torse nu pendait une boîte de conserve qui lui servait de sébile et qu’il balançait lamentablement par des mouvements de tout son corps, et les conducteurs, quand le feu redémarra, l’évitèrent, le renvoyant vers le bord du trottoir, vers la marge de leur trajet, au moyen d’à-coups saccadés du volant et de coups de klaxons.
Je vis, sous une tente aux tissus de couleurs, se tenir l’assemblée d’un village. La trame des tapis était usée, les bleus turquoise, les rouges sombres, commençaient à passer sur les tentures tendues sur le grand côté du fond, sur les deux petits côtés, sur le toit en pente – l’autre grand côté était grand ouvert. Les arbres n’étaient pas aussi grands ici qu’au bord du fleuve Sénégal, bien qu’on soit seulement quelques kilomètres plus au nord. La végétation était rabougrie. Les observateurs étrangers s’étaient assis avec les membres du parti d’opposition venus affirmer leur soutien aux paysans du lieu, à qui le leader demanda d’exprimer, chacun et sans crainte, ses revendications. Un jeune homme commença en arabe standard – celui de la télé – et le leader l’interrompit pour lui dire de s’exprimer en hassanya, le dialecte du pays, que chacun comprendrait, les plus vieux, les moins instruits. Le jeune homme parla des papiers d’identité que l’état civil leur refusait, des cartes d’électeurs qu’ils ne pouvaient obtenir. Le leader opina. La délégation étrangère écoutait attentivement. Puis une vieille femme se leva. Ce qu’il nous faut, dit-elle (un interprète traduisait en français et en anglais), c’est une clôture. Ils n’avaient pas, dans ce village, assez d’argent pour une clôture. Pour une simple clôture qui empêcherait les animaux faméliques de divaguer, de brouter en herbe les plantations vivrières.
Je vis le rouge monter dans le ciel de Paris, des volutes s’élever en nuages, une foule anxieuse pointer menton, regard, dans la même direction, la flèche de la cathédrale s’effondrer, toute la foule pousser la même plainte à l’unisson. Dans cette foule un homme se balançait d’un pied sur l’autre. Il portait des lunettes carrées et n’avait d’autre bagage qu’une pochette contenant quelques partitions usées. Il venait pour chanter. Il venait travailler. Le cordon de police, et plus loin les pompiers, le tenaient éloigné du bâtiment dont il connaissait chaque écho, chaque angle, chaque sirène des ambulances de l’hôpital voisin. Sa cathédrale qui s’embrasait. Son quotidien qui d’un instant devenait la cendre des siècles. Il n’eut pas tout de suite l’idée de filmer.
Je vis de l’écume sur la ligne de contact entre la Seine et le talus du bord, des bulles se formaient, éclataient et dessinaient des lignes souples et blanches à la surface de l’eau, au pied du calcaire des rives, des fougères, des arbrisseaux. Un homme vêtu de kaki sortit d’une voiture. Il portait des bottes en caoutchouc. Il s’arrêta un moment au-dessus de l’eau, scruta la surface, attendit, attendit encore, n’observa aucun poisson. Les mains sur les hanches, il regarda les formes cylindriques de la centrale à béton qui surplombait la rive. Elle servait à la construction de la nouvelle ligne du RER. Il regagna sa voiture, pensif. Il conviendrait de revenir avec des éprouvettes. La liste des gens à contacter commença à s’aligner dans sa tête.