#anthologie #37 | images persistantes

Je vis une ombre se dessiner sous la surface, comme une aile noire palpitante. C’était sur une plage déserte, de l’autre côté du globe, tout au bord de l’eau transparente et peu profonde, je pouvais voir distinctement le sable fin qui recouvrait le fond. J’étais assise, échouée et paisible. Je laissais juste mon regard rêvasser sur la mer, aucune pensée je crois ne traversait mon vide. Je sentais les clapotis faibles faire varier la frontière de l’eau sur mon corps, immergé, émergé. Je la vis passer, propulsée par les lents battements de ses voiles, une raie manta si grande que j’aurai pu m’enrouler dans une de ses nageoires. Je ne respirais plus, je ne bougeais plus. Elle ne fit que passer me donnant seulement le temps de la regretter. Je la vois encore.

Je vis un visage à travers la baie vitrée. Elle était installée dans son fauteuil, elle regardait le patinage artistique à la télévision. Je ne m’arrêtai pas mais j’eus le sentiment d’avoir rencontré une femme que je ne connaissais pas, une femme plus jeune, presque une jeune fille. Ses traits étaient détendus par son plaisir de spectatrice, plus lisses, modifiés aussi par la vitre et la luminosité plus sombre à l’intérieur de la pièce. Je la vis pour un moment apaisée, pleine d’une joie enfantine. Je la vis et je calmai difficilement mon inquiétude à l’idée de la perdre à nouveau.

Je vis en suivant leurs troncs du regard jusqu’à la canopée l’espace irréductible entre deux pins parasols. Leurs couronnes attirées l’une vers l’autre sans jamais se toucher. Dans mon désir anthropomorphe je vis un empêchement, je ressenti leur envie de se rencontrer, de pouvoir se pencher l’un vers l’autre, de mêler leurs branchages. Mais peut-être au contraire ses arbres cherchaient-ils à s’éviter, à ne pas frotter leurs feuilles, à laisser un passage pour faire pénétrer la clarté au cœur de la forêt. Je vis la frontière lumineuse qui les séparait, je vis la fente de timidité.

A propos de Isabelle Charreau

j’arpente plus facilement les chemins de terre que les pavés de la ville, je fréquente l’atelier pour le plaisir comme des gammes, sans projet de partition

3 commentaires à propos de “#anthologie #37 | images persistantes”

  1. « la fente de timidité », comme l’image est jolie ! Je pense aussi à ces espaces laissées par Morandi entre ses poteries, ses bouteilles, ses vases… c’est cela que m’a évoqué le dernier fragment. Merci Isabelle !

  2. Merci Marlen. J’ai découvert la fente de timidité au festival des jardins de Chaumont sur Loire, les botanistes ne sont pas tous d’accord sur son origine mais j’aime tout ce que cela évoque.

  3. ces trois textes m’ont donné envie d’en lire plus sur chacun, comme un rideau qu’on lève à peine et on sent qu’il y a mille choses à voir derrière. Merci !!