JE VIS au fond de la verrière, celle du café restaurant récemment installé dans la cour de l’aître, je vis, un mur végétal vivant, sorte de jardin vertical, un rideau de jungle. Pas de fleurs, seulement de la verdure. Des feuilles dans leur diversité foisonnante – carex, hostas, fougères, fétuques… – un patchwork en camaïeu de verts, du plus tendre au plus dense, le tout savamment échevelé. Aucun doute, cette tenture végétale respirait, transpirait et prospérait. Elle était vivante. Chez Rose, les plantes étaient des fleurs, des fleurs en soie qu’elle avait accrochées à un treillis en bois clair. Elle les confectionnait dans un petit atelier-véranda dans lequel elle créait ses objets de décoration avec de la soie. Elle avait acquis le goût du travail sur et avec la soie lors d’un stage au Japon où ses parents l’avaient envoyée – cadeau d’anniversaire de ses dix-huit ans
JE VIS la lune, médaille d’argent au visage gravé, glisser lentement dans le ciel et effacer une à une les étoiles. La campagne dessinait sur l’horizon des ombres chinoises immobiles et silencieuses. Les sources, au fond du vallon, étaient au repos. Une chouette avait donné le signal et le calme couvrait le paysage. C’est dans ce genre de soirée, à observer la nuit, la lune, les étoiles, qu’ils ont vu la terre tourner. C’était vertigineux. Quand la lune s’est pointée au-dessus des cimes enneigées, ils étaient allongés tous les deux sur le dos, côte à côte, les corps collés au sol, dans une herbe haute de pâturage. Ils s’étaient dit de considérer la lune comme objet immobile, totalement immobile. C’est alors que la terre s’était mise à tourner. Et elle tournait vite, très vite …
JE VIS la portière de la Chevrolet, une vieille Chevrolet verte toute déglinguée, qui stationnait au bord du terrain vague cher aux enfants du quartier, s’ouvrir, et comme dans les films, comme dans les publicités, une jambe apparaître. Jean déchiré au genou laissant apparaître une peau brune et chaussures de sport de marque. Là-bas la Chevrolet, ici, une Traction Avant noire où les adolescent.es se retrouvaient après le temps scolaire pour fumer une Gauloise loin des regards réprobateurs des parents. C’était en hiver, la nuit descendait, ils étaient quatre garçons emmitouflés dans leur canadienne. L’un d’eux donnait des coups de pied dans le parechoc de la voiture tandis que les autres sautaient sur place pour se réchauffer. C’est la dernière image qu’Élise avait d’eux, quand par hasard elle était passée par là