Je vis du haut de la terrasse en marbre noir l’aube se lever sur la crête dentelée qui finissait en falaise et plongeait dans la mer. C’était à Corfou, cette Île grecque si belle, à l’influence vénitienne, une île parsemée de Bougainvilliers en fleurs. Les premières cigales s’étaient mises à chanter, la chaleur devenait écrasante, le long de la crête aux rares herbes roussies par le soleil quelques arbres s’accrochaient à la caillasse. C’est fou la ténacité des arbres quand on y pense. Ce matin-là une foule s’était rassemblée sur la crête. Une femme était venue au point du jour, elle s’était jetée ? était tombée ? de la falaise. De partout les habitants accouraient, se précipitaient vers le drame même s’il était trop tard, la femme était morte. Je me demandais si elle n’avait pas été assassinée mais personne n’évoquait cette hypothèse. Je ne savais pas qui elle était. Peut-être l’avais-je croisée sans le savoir la veille ou l’avant-veille ? où les jours précédents à l’auberge ? au village ? à la plage ? Je ne connaîtrais jamais rien de sa vie, ni de son visage, ni de son corps disloqué sur les rochers, je ne saurais que l’annonce de sa mort avec les questions sans les réponses. Je quittai l’île le jour même, impossible de faire comme si de rien n’était, de continuer à nager dans l’immensité bleue de la mer ou de siroter à l’ombre d’un olivier un verre de retsiné bien frais. La beauté de ce bout de terre aux roches déchiquetées m’apparaissait soudain indécente face au drame qui s’était noué là, à deux pas de moi. Comment pouvait-on mourir sur une île pareille, un jour pareil ?
Je vis l’ombre du moineau chanter dans les ruines de Delphes. Je restais longtemps immobile assise entre deux cyprès au pied du trésor des Athéniens. Je guettais l’oiseau, ses plumes fines, ses 600 battements de cœur par minute, la fragilité de son corps pourtant agile mais je ne vis que son ombre sautillante et chantante qui rebondissait sur les pierres.
Je vis à Paléa Epidavros, à 150 mètres de la côte, des raies de lumière filtrer à travers la mer pour éclairer les murs d’une cité engloutie. Encastrées entre des rangées de pierre des amphores abritaient des bataillons de petits poissons noir et blanc. Je me laissais couler à la verticale au fond de l’eau et posais avec émotion mes pieds sur le sol dallé de la ville antique noyée par les flots. Je pensais avec émotion à toutes celles et ceux qui avaient autrefois marché là, à l’air libre.
Je vis deux tortues plonger au large de l’île de Cythère et disparaître dans les profondeurs noires. Je les cherchais longtemps des yeux jusqu’à ce que mes bras n’en puissent plus de nager. Dans l’eau pourtant chaude j’avais froid. Elles ne réapparurent pas. J’imaginais des ombres sombres et allongées circuler au-dessous de moi. Je repensais aux mots de Lauriane : Dans toutes les mers il y a des requins, et sans doute même pensais-je en regagnant la plage en toute hâte dans la Méditerranée qui borde la côte ouest de l’île de l’amour.
Je vis à la descente du train de banlieue en gare de Lyon à Paris un homme au visage dévasté se précipiter vers moi au milieu de la cohue et me demander, comme si sa vie en dépendait : Alors, elle est où la mer ?
Je vis sur la côte sud non loin de la route numéro 1, une chaise rouge vissée sur un rocher face à la mer. Je restais longtemps à la regarder et pensais à Pêcheurs d’Islande, mon premier livre de «grande» lu à l’adolescence et plus largement à tous ceux qui un jour ont pris la mer pour ne jamais revenir. Je restais assise au pied du rocher et peu à peu le vide de la chaise me renvoya non plus à l’attente de celui qu’on espère et qui ne reviendra pas mais à l’absence de celui qu’on imagine nous attendre mais qui n’est plus là à notre retour.
….merci pour ces voyages douloureux et pas….et cette quête de l’inconnu pour la mer…. A suivre !!