#anthologie #37 | et je vis (amplification 3)

Je vis une femme toute ronde dans le quartier du Carmel. La tête aux cheveux ras. Boule toute ronde. Les yeux traversés d’étonnements, d’affolements. Tout ronds. Grand ouverts sur le dehors comme pour le happer, l’agripper, l’aspirer. Le visage. Tout rond. La bouche ouverte en O. Toute ronde. Elle portait une robe fleurie ce jour-là. Ce jour-là et les autres jours. Car je la vis plusieurs fois dans le quartier.  La première fois où je la vis, elle remontait à pied la rue du Carmel depuis la petite place aux dalles crevées par les racines de manguiers et à la fontaine tarie vers l’église assommée de soleil. Elle tenait un parapluie à la main gauche qu’elle brandissait dans l’arrondi de son visage, de ses yeux, de sa bouche pour interpeller une voiture qui voudrait bien la prendre à son bord. Mais les voitures filaient. L’arrondi s’affaissait puis s’affairait à nouveau sous le soleil.

Je la vis. A l’assaut de la montée du Carmel le regard affolé dans sa robe fleurie et son parapluie et puis une voiture passe alors elle lève le parapluie et le regard accroche qui dans la voiture sans doute ne la regarde pas mais elle sourit et le regard s’apaise et les traits de son visage tout rond se détendent. Elle monte, la sueur perle et des onomatopées s’échappent de temps à autre. Et puis, sans crier gare, voilà que le regard dérade et dérive et dévisse à nouveau. Jusqu’à accrocher un nouveau visage dans la rue. Et le sourire à nouveau, et la rondeur généreuse du visage à qui ne comprend pas ce qu’elle lui veut, et passe son chemin. Elle continue à sourire et à tenter de faire affleurer des mots. Et elle repart. A l’assaut d’un autre visage.

***

Mardi

Je le vis. C’était un mardi. C’était la première fois que je le voyais. Il était assis à côté de moi, lui et ses gestes. D’une immense douceur. Posé sur ses genoux, un carnet à spirales. Il lève la tête. Je le vois poser son regard sur la femme au bord de l’abribus, qui semble hésiter, ne pas savoir que choisir : l’ombre ou la lumière. Il la regarde mais elle ne voit pas son regard posé sur elle. D’ailleurs, elle semble ne rien regarder de particulier. C’est peut-être ça qui attire le regard de l’homme au carnet : le regard dans le vide de la femme appuyée contre la paroi de l’abribus. Autour d’elle, la vie va son cours mais sans elle : un homme passe à grands pas, qui parle fort dans le vide, un bus s’arrête, une bande d’ados descend et s’éloigne en riant et en se poussant du coude, un jeune homme court et grimpe dans le bus dont les portes se referment derrière lui. Elle, immobile, entre ombre et lumière. Et lui qui la regarde, le carnet maintenant ouvert sur ses genoux. Vierge. Les lignes sur le papier blanc, on dirait le bleu des veines. Ce que je me dis pendant qu’il la regarde. Elle porte une grande jupe à motif fleuri, un panama et un grand sac. Elle va à la plage. Sans doute. Les nuages vont et viennent. C’est le bus de la mer.

Lundi

Il n’est pas là aujourd’hui. Je l’imagine dans une petite maison avec un grand jardin et une pile de carnets à spirale sur son bureau et les notes innombrables, ordonnées comme les haïkus, par saison. La jeune fille au panama est là. Elle ferme les yeux.

Jeudi

Je le vis. J’ai tout vu. Et je l’ai tout de suite remarqué. Grand dans son vêtement de pluie. Un chapeau sur la tête. Je l’ai tout de suite remarqué à son sourire et au regard qu’il posait sur les gens. Comme s’il allait nous emporter avec lui. Dans son petit carnet. La feuille de carnet était posée sur le banc.  Il a arraché la feuille de carnet. Je l’ai vu faire. Il l’a posée sur le banc de l’arrêt de bus. Je l’ai vu faire. Il a rangé son carnet dans la poche gauche et il a sorti un petit caillou de la poche droite de son grand vêtement de pluie. Je l’ai vu faire. Et il a posé le caillou sur la feuille de carnet. J’ai tout vu. Il a ouvert son parapluie et puis il est parti. Vers la mer. Il s’est fondu dans le gris. Alors j’ai relu. Et relu. Et relu. La note de carnet.

La fin

Parce qu’elle se termine prématurément, je comprends enfin à quel point (c’est une grande banalité) la vie est belle.

***

Je vis le trou. Je vis le vide. Je vis la destruction. Je vis en lieu et place la dalle de béton. Nue. D’histoire, de bois, d’herbes folles, de vestiges, dévastées en une nuit. En lieu et place la dalle de béton. Et un vrac de tôles tordues et la façade léchée noir. C’était le lendemain. Après la nuit de brasier. Après l’incendie qui dans la nuit a rougi les façades et les visages sur les balcons aux aguets inquiets. Ce qui frappe, c’est le contraste. Entre l’immensité de la destruction dont on se dit qu’elle pourrait saisir la ville entière et le crépitement étrangement silencieux, presque celui d’un feu de bois, et ça frappe, et ça saisit, et de temps à autre les flammes font éclater en feu d’artifice bleu et en courtes détonations les fils électriques. Et le quartier tout entier, évacué dans la rue par la police municipale, visages rougis dans la nuit, corps contenus, au bord de la dévastation.

Rejoindre la mer comme une urgence. Qui le saisit là au cœur de la friche et de la dévastation et de l’âme errante. Urgence viscérale. Porosité de l’espace. Traversée du figuier maudit de part en part écorce fibres du bois dans sa propre chair sang os. Douceur de la sente d’herbes folles sous le pied coupant de la tôle dans la chair goût de rouille dans la bouche. Accélération du pas dans l’urgence. Résistance du corps qui finit par traverser dans sa propre chair sang os le gris frais minéral d’un mur de pierre. Friches à nouveau emmêlées d’herbes broussailles détritus tôles poutres bois. Quartier de cases traversées de part en part de vies en vies chambre vide affairement en cuisine salon canapé défoncé télévision allumée et entre ruelle d’herbes chair sang os traversés de part en part par la chair sang os d’un vieil homme somnolent immense douleur et solitude il traverse ne s’arrête plus dans son urgence friches murs noircis toits effondrés goût du feu dans la bouche malgré le gris granuleux du minéral plein soleil rue passante traversée d’une cour de récréation cris d’enfants cavalcades dans la chair sang os devant lui la ville dévale et se jette dans la mer plus qu’à descendre jusqu’au fauteuil défoncé il marche trottoir irrégulier trous crevures du béton arêtes d’un escalier de perron traversée bientôt plus dense de corps pêle-mêle de carrosseries de bruits de voix de vies de ville dans le corps chair sang os butée du front de mer où gisent les poissons-volants et il pousse un grand cri…

A propos de Émilie Marot

J'enseigne le français en lycée où j'essaie envers et contre tout de trouver du sens à mon métier. Heureusement, la littérature est là, indéfectible et plus que jamais nécessaire. Depuis trois ans, j'anime des ateliers d'écriture le mercredi après-midi avec une petite dizaine d'élèves volontaires de la seconde à la terminale. Une bulle d'oxygène !

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