JE VIS le bus ralentir, freiner et s’arrêter dans la nuit. Le paysage alentour paraissait sorti d’un cauchemar, rien ou si peu, quelques arbres déplumés dont les branches se tordaient à tel point qu’on pouvait entendre l’âme des torturés, abandonnés dans ce lieu sans limites. JE VIS monter dans le bus une jeune femme vêtue de rouge, sa robe ajustée en satin brillait d’un éclat survolté au niveau du ventre et des cuisses et chose extraordinaire, elle était chaussée d’escarpins rouges dont les hauts talons provoquèrent l’admiration des passagers. Comment avait-elle pu traverser ce désert de boue ainsi ? Etait-elle acrobate, savait-elle voler ? Aucune réponse n’était satisfaisante et pourtant, elle était là, assise à l’avant du bus, considérant son visage dans le rétroviseur et se souriant.
JE VIS et j’entendis la voix du chanteur descendant dans les graves à l’arrière du train Chihuahua-Tampico. Sa voix accompagnée de l’accordéon déchirait le soir tombant dans un roulis assourdissant. Fenêtres ouvertes, sa plainte s’enroulait et pénétrait les oreilles de chacun. Elle racontait la dureté de l’existence, la misère, les amours fracassées et ouvrait la seule voie possible, celle d’une mort libératrice.
JE VIS le cachalot agiter son énorme queue au large des Açores, plonger dans les abysses à la poursuite de calamars géants et ressortir à la surface de la mer pour respirer.
Lui qu’on avait massacré pour lui voler de quoi éclairer nos lanternes, était aujourd’hui celui qu’on admirait pour son apnée légendaire, pour son intelligence et même pour sa beauté…