#anthologie #37 | Distorsions

Je vis ma mère qui fumait une cigarette à la fenêtre. Elle recrachait toujours la fumée à l’intérieur quand elle parlait. Moi j’étouffais. Je faisais semblant de respirer.

Elle ne sait pas que cette histoire me distord le ventre.

Elle racontait j’ai le souvenir d’un jour où il est rentré au petit matin ivre mort, hilare en nous réveillant pour nous annoncer que nous étions fauchés, que nous avions perdu toutes nos économies parce qu’il avait tenté de remporter la mise à la roulette. Il déambulait à travers l’appartement en vociférant qu’il fallait prendre des risques dans la vie, que c’était quoi les risques que je prenais derrière mon petit guichet, dans ma petite maison de la culture toute étroite de petite campagnarde mal dégrossie. Je lui ai sauté dessus. Il est tombé en arrière et sa tête a violemment heurté le plancher. Je lui ai saisi les avants-bras pour le maintenir au sol. Il était ivre de rires et d’alcool. Je l’ai regardé avec toute la haine que je détenais depuis l’enfance et sans le ménager, sans même penser un seul instant que ton frère n’aurait jamais dû assister à ce genre de débordement, je lui ai craché au visage plusieurs fois d’affilée, et lui riait à s’en tordre de douleur. Quand j’eus fini, enfin quand la salive me manqua à la bouche, je me suis relevée d’un bond, je me suis tournée vers ton frère sans un regard pour lui, je l’ai pris par le bras et nous sommes sortis sur le Vieux Port. Dans la rue nous étions encore en pyjama, transis de froid et de tristesse.

Je vis mon père qui parlait tout seul sur la jetée. Il était tôt. Il n’y avait personne. J’avais pris le premier ferry sans les enfants pour essayer de comprendre, pour essayer de le convaincre d’arrêter de ruminer pour la maison.

Il ne sait pas que cette histoire me distord le ventre.

Il disait pendant que je fais ce job d’été pour retraité je ne suis plus obligé de faire semblant d’aller bien. Je regarde passer les gens qui font le tour de l’ile à vélo mais je sens qu’ils me pèsent tous ces touristes, des parisiens la plupart du temps, parce qu’en pleine saison les locaux préfèrent partir ou se terrer chez eux plutôt que d’assister à cette parodie de vie simple. Comme si on choisissait de vivre simplement, comme si la façon de vivre dépendait d’un choix libre et indéterminé. Moi ça fait plus de soixante ans que je vis simplement comme ils disent et pendant qu’ils parlent, pendant qu’ils dissertent sur la vie simple et les gens qui la font, je les regarde passer à vélo avec leurs baskets blanches et leur petite mine cool, cette mine qu’ont les gens qui n’ont rien arraché et qui n’arracheront jamais rien, comme si faire du vélo pour aller chercher trois légumes bio sur un marché suffisait à leur faire comprendre la vie qu’on a ratée de peu.

Je vis un paysage de brindilles fendues sur une ligne de brume grise. Un gris de fin du monde. Les champs étaient recouverts d’eau stagnante. Le ciel était comme maculé d’une tourbe épaisse et drue. Sans nuage. À la lisière de l’eau on apercevait les tuiles des maisons et des fenêtres éventrées. Les habitants qui vivaient là étaient partis. Elle était seule. C’était sans doute mieux comme ça.

Ils ne savent pas que cette histoire me distord le ventre.

Il marmonnait je me retrouve encore seul avec ma mère dans ma maison. Elle ne sait pas que ce n’est plus la sienne. Je reste là à écouter son souffle se déployer depuis la table où papa buvait sa soupe. Je ne vais pas tenir comme ça très longtemps, je vais finir par la foutre dehors. Je sais bien que ta mère ne comprend pas pourquoi je pars, elle croit que j’ai peur de manquer d’argent, que les autres vont me juger avec mes petites chaussures bon marché. Je sais que c’est difficile à admettre pour elle, mais moi je n’ai jamais demandé à partir, je voulais vivre ici, je n’ai pas l’esprit d’un découvreur de monde, alors j’ai dit à ta mère la maison elle me revient, je n’achèterai jamais la maison de la rivière, mais ta mère m’a répondu qu’on avait la possibilité de l’acheter, qu’elle savait bien qu’on n’avait pas beaucoup de moyens mais que ça serait toujours ça en plus qu’on te léguerait, et puis la petite aussi ça la rassurerait de savoir que ses beaux-parents allaient bien, parce que soi-disant ta femme s’inquiète de nous savoir dans un logement humide, elle lui aurait même dit Hélène vous ne devriez pas accepter de vivre dans de telles conditions à votre âge, et moi j’écoute ta mère me raconter tout ça, comme quoi ce serait mieux d’être propriétaire, que ça nous permettrait d’être vraiment chez nous et d’avoir un lieu sain pour tous vous accueillir.

A propos de Camille Bréchaire

Camille Bréchaire vit et enseigne la littérature à Angoulême. Il lit et écrit dès qu’il le peut.

10 commentaires à propos de “#anthologie #37 | Distorsions”

    • Merci chère Émilie pour ces visions partagées ! Intéressant je ne sais pas mais en tout cas on expérimente on teste pour élargir les pistes pour le futur montage de la #30. Ça ne restera certainement pas en l’état mais on laisse venir et on désherbera plus tard. Et puis moins le temps d’écrire en cette fin de cycle pour moi. On arrache le temps comme on peut et on publie, on réécrira après ! À bientôt dans vos visions à vous et dans vos textes !

  1. Très prenant Camille, plein d’émotions fortes et disparates qui se dégagent, entre la colère et la résignation, un air de guerre du monde en microcosme, j’ai beaucoup aimé, merci;)

    • Merci Nolwenn pour ton retour. » Un air de guerre du monde » ? J’aime beaucoup l’expression je n’y avais pas pensé mais c’est vrai que le motif des inondations qui traverse une bonne partie de mes autres textes du cycle laisse penser en toile de fond à une catastrophe climatique plus globale. Peut-être devrais-je explorer un peu plus cette piste que tu ouvres dans ton commentaire. Merci aussi pour ça. On tâtonne en cette fin de cycle. On ouvre et on expérimente d’autres voies, d’autres formes. À bientôt dans nos textes !

  2. ….. Oui « laisser venir pour désherber ensuite »… ou pas… ce qui est venu parle aux tripes..ou ne parle pas. quand j’écris aux tripes j’entends distorsion des boyaux jusqu’au coeur….Merci à toi pour ce laisser venir .. ou partir… loin ( ou parce que justement…) des touristes à basket blanche…
    Puisse le temps t’offrir un peu d’espace plus pour continuer ! merci!

    • Oh merci Ève pour ce commentaire… je n’ai pas vraiment les mots là non plus tant il me fait plaisir et me donne un élan de dingue pour poursuivre notre travail collectif de fourmis. Le temps il faudra de toute façon l’arracher (et c’est le cas pour un grand nombre d’entre nous) mais tes mots m’aident VRAIMENT à puiser la patience et l’endurance nécessaires pour continuer à écrire longtemps. À très vite dans tes textes ou en zoom. Des bises

  3. il y a tordre et distordre, ça veut dire à peu près la même chose, en tout cas ici, ça parle de torsion en torsade ou en hélice, bref un mouvement qui serre et tourne les tripes
    et on y est…
    dur quand même toutes ces scènes, beaucoup de misère, d’envie de « gueuler », de « foutre dehors »… elle est là ton endurance à fréquenter tes personnages qui doivent — enfin, c’est ce que je me dis — avoir quelque chose à voir avec tes tripes à toi

    beaucoup aimé ce passage :
    « Un gris de fin du monde. Les champs étaient recouverts d’eau stagnante. Le ciel était comme maculé d’une tourbe épaisse et drue. Sans nuage. À la lisière de l’eau on apercevait les tuiles des maisons et des fenêtres éventrées. Les habitants qui vivaient là étaient partis. Elle était seule. C’était sans doute mieux comme ça. « 

    • Merci une fois de plus chère Françoise pour ce soutien précieux jusqu’au bout du cycle. Oui des personnages qu’il faut écrire, faire tenir jusqu’au bout. Pas forcément moi mais des choses qu’on imprime parfois dans tout ce qui tourne autour. La porosité de la vie sur la fiction (et inversement). Je t’embrasse ! A très vite

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