#anthologie #37 | des temps paniques

Je vis au bout de la route herbue un dos de caravane. Le lieu était censé être abandonné et d’ailleurs il l’était presque : goudron vermoulu, herbes hautes, peintures écaillées des jeux immobiles. Inertie d’un ancien parc d’attraction fermé, il faisait zoo aussi, les gérants ne prenaient pas assez soin des animaux, on leur a dit stop, on leur a dit non, ils ont fermé alors, mais que faire de ce grand huit, de la roue, des balançoires géantes, du tube aquatique, que faire de ça ? Rien. Rien alors que le temps pris sur le temps, et je venais pour ça. Pour ce rien à photographier. Mais ce fond de caravane au bout de la route herbue disait que ce lieu n’était finalement pas désert. Et si un chien méchant débarquait, aux crocs bavants, un chien affamé survivant de ces maltraitants d’avant ? Je pris alors une route plus à l’écart, photo d’un jeu au sol, rouge passé, recouvert d’herbe, j’étais venue pour ça, et tandis que je passais devant un enclos, me sentant à l’abri et à couvert, un âne apparut, sortant de la cabane en bois. L’âne ne me quittait pas des yeux, me regardait comme une chose étrange, une pluie en plein soleil, une attraction vivante dans ces mannequins morts, et tandis que ma pellicule se terminait et se rembobinait avec grand bruit, l’âne prit peur et se mit à braire, réveillant l’abandon, ressuscitant, et moi je disais chut, et l’âne brayait plus fort, réveillant un chien forcément atroce au loin, qui se mit à aboyer. Sans prise aucune sur le lieu qui se réveillait, je partis en courant pour ne me faire mordre par personne. 

Je vis la même voiture revenir. J’étais partie de bonne heure, j’étais entre deux villes inconnues du Gers, personne devant, personne derrière dans ma marche, personne à attendre ou rattraper, sans même un canif pour me défendre. J’avais mes bâtons, je m’étais dit ça, un bâton de marche, ça peut faire mal si je m’en sers bien. Je pouvais courir aussi. Et cette voiture, je l’avais vue une première fois, elle roulait lentement, ça m’avait alertée, elle roulait lentement, c’était une sorte de 405 ancienne, gris moche. Tous ces indices me disaient que j’avais affaire à un ou plusieurs prédateurs, à la recherche d’une pélerine à embarquer dans leur voiture dégueulasse. Ils étaient partis en trombe, sans raison apparente. Je m’étais sentie soulagée. Et quelques minutes après, au détour d’un virage, je revis la voiture un peu plus loin sur ma gauche, avancer très lentement et se garer, presque au même moment que ma sortie de virage. Comme si la voiture connaissait l’endroit par cœur, ils font ça les prédateurs, ils connaissent les lieux, ils repèrent, comme si la voiture m’avait vue et s’arrêtait pour moi. Toujours personne devant et toujours personne derrière. Je pouvais faire mal avec mon bâton sur la voiture, un coup de rage et d’adrénaline, j’aurais pu faire mal. C’était ça que je me martelais, avec mes tempes et mon cœur à contre-rythme. Et tandis que j’avançais plus que fébrile, la voiture redémarra en fracas de bruit et de poussière. 

Je vis la femme avec ses choses dehors, alignée comme une chose aussi avec elles, assise sur un fauteuil aux roues bloquées. Tout derrière elle était recouvert de couvertures, comme si elle cachait ses biens aux yeux de la rue qui du coup ne voyait pas tout alors que tout était dehors. On avait vidé son appartement sans doute, et elle, n’ayant nulle part où aller, et sans doute aussi fatiguée, avait décidé de tout laisser là et de vivre à présent ici, devant les gens. Assise sur son fauteuil, elle regardait ses cartes à jouer qu’elle manipulait dans une règle connue d’elle seule, chaque jour elle faisait ça, riant de ses mauvais tours qu’elle se jouait. Elle avait ce sourire entre la lumière et la folie qu’ont ceux qui ont acquis une forme de liberté dans la détresse. Mais un jour, alors qu’elle tenait ses cartes en jouant ses jambes sur le fauteuil abîmé, le sourire disparut car le compte n’y était pas. Il manquait vraisemblablement une carte, et elle ne pouvait vivre sans une reine ou un deux, non, ça ne marchait plus alors, le château s’effondrait alors, et elle regarda derrière elle d’un œil inquiet, se demandant sans doute où était la perdue, comment la retrouver dans son chez elle sans le dévoiler aux intrus qui passaient tous les jours devant sa porte ouverte.

Je vis la voiture revenir. Avant de la voir, je l’entendis. J’attendais depuis plusieurs heures, imaginant ce que serait à présent mon avenir. J’imaginais une autre moi et l’image serait celle-là, un corps suspendu dans l’attente, les yeux grand ouverts, les muscles tendus, les oreilles sourdes, le coeur rapide, les paumes faussement posées sur les genoux puis sur le matelas parce que c’est la nuit à présent, elle reviendra a-t-on dit. Elle revint. Mes paupières se fermèrent. Pas de soulagement, non. Parce que le drame était qu’elle revienne, au lieu de périr ailleurs ou de se perdre, au lieu de prendre la direction d’une ville lointaine. Mon autre moi attendrait. Je devais trouver une autre manière de sortir de ma cage, sans l’aide du destin qui n’était pas mon ami. Et tandis que la voiture se garait, mon inquiétude se réinstallait dans son endroit favori, ventral, en rond, fatiguée d’avoir veillé si tard.

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