#anthologie #37 | Une inquiétante étrangeté

JE VIS des détritus flottant dans le reste d’ une eau croupie au fond d’une fontaine abandonnée mais je vis en même temps un très gros escargot sculpté au sommet du rocher que j’imagine jadis immergé au trois quart de sa hauteur dans les eaux claires du bassin. Ce jour-là, arpentant les salles du Musée archéologique de Naples, fort remuement en voyant pour de vrai des milliers d’objets exhumés des cendres de Pompéi. En sortant du musée, j’avais éprouvé le besoin de marcher dans la ville, dans son actualité ; mes pas incertains m’avaient conduite jusqu’aux grilles de la zone portuaire : je longeais une avenue très fréquentée, circulation bruyante, nerveuse ; de l’autre côté du trottoir, des bâtiments en béton, des entrepôts, des échoppes, des personnes allongées sur des cartons. Un caddie bourré de chiffons en guise de berceau pour un nourrisson. Je marchais. Les images de Pompéi flottaient quelque part. J’ai voulu me reposer un instant sous un arbre ; la fontaine était là. La tête de l’escargot est curieusement tournée à angle droit par rapport à l’axe de son pied si bien que je peux voir sans me déplacer la spirale parfaite de sa coquille et son visage ; pas d’autre mot que celui de visage car c’est bien un visage d’escargot que j’ entrevis ce jour là. Je ne réalise pas tout de suite que ses quatre tentacules ont disparu. A leur place, quatre trognons de pierre polie par le temps. Au centre de son visage, une tache ronde et sombre. L’eau claire devait peut-être jaillir de là ; l’eau vive jaillissant de la bouche d’un escargot de pierre, ça devait être beau, paisible, sacré même ; je suis à cet instant dans la peau d’une napolitaine de l’an mille, penchée au dessus du miroir d’eau, offrant ma bouche au jet d’eau claire, remerciant peut-être la Source avec ferveur, confiante dans l’avenir, l’escargot perché sur son île m’indiquant la voie de la patience. Un bruit de klaxon plus strident que les autres  me sort brutalement de ma rêverie, je fixe un instant le métal froissé d’une canette de soda jetée dans le bassin, une sensation d’inquiétante étrangeté m’étreint soudain. Les souillures immobiles comme la pierre me regardent.


JE VIS un tas, il dit. Devant moi, là-bas, un peu trop loin pour que je sache ce que c’était que ce tas bizarre. Je ne viens jamais dans cette usine, c’est pas ma spécialité, nous, on charge et on décharge des matériaux de chantiers. Le patron m’avait demandé d’y passer vite fait pour voir un truc avec le mec du bureau. J’avais garé mon semi sur le parc et j’attendais à l’entrée du hangar, estomaqué par le relent de charogne qui emplissait les lieux, un entrepôt vieillot, mal éclairé, vide d’hommes. J’ai vite compris. C’était un tas de cadavres de cochons ça m’a déprimé de voir ça. L’ image reste collée dans mon cerveau. On m’a expliqué il faut bien se débarrasser des bestiaux qui ne survivent pas à leur condition d’élevage c’est à ça que ça sert une usine d’équarrissage. L’ autre collègue, il croit bien faire, il m’ explique comment il faut garer le cul du camion à quai quand tu travailles dans la filière les bestiaux sortent du camion s’enfilent directement dans les couloirs entre les barres avancent à la queue leu leu vers l’abattoir. Faut pouvoir regarder les choses en face.

A propos de Nicole Busquant

Un certain goût pour les traces.

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