À 10 heures, la circulation sur l’autoroute est dense. Il fait chaud dans l’habitacle de la Twingo de R. Elle transpire à grosses gouttes. Elle écoute une série sur le mathématicien Grothendieck, espérant que l’abstraction passionnée de ce génie l’élève à des hauteurs moins fréquentées et des températures plus fraîches. Un panneau lumineux apparaît. Il indique qu’il faudra bientôt sortir de l’autoroute. L’A8 est fermée au niveau de Fréjus. Un camion s’est renversé plus tôt dans la matinée, apprendra-t-on plus tard. L’information s’enregistre lentement dans son esprit. La chaleur l’engourdit, l’attention que réclame la géométrie algébrique de Grothendieck pèse, et l’essaim de véhicules encombre l’autoroute. Elle se sent à la fois concentrée, hébétée, nerveuse.
Elle se rabat prudemment sur la file de droite, préparant la sortie. Soudain, inexorable, l’arrière d’un véhicule apparaît à vingt mètres. Deux vélos sont fixés sur un portant. Elle n’a pas le temps de freiner. Le choc est inévitable. Tout se fige. Son regard fixe l’arrière du véhicule. Elle est paralysée, mais ne ressent aucune peur. Elle va s’empaler, c’est tout. Le choc arrive, violent. L’appuie-tête du siège passager, rabattu pour faire de la place à son vélo, s’enfonce dans le pare-brise et dessine un soleil éclaté. Un second choc, moins violent. La voiture s’arrête. L’habitacle se remplit d’un air poudreux. Elle est comprimée par les deux airbags qui ont jailli sous l’impact. Elle reste ainsi, quelques secondes, médusée. Elle murmure : merde. Le fric que cela va coûter. Qu’est-ce qu’elle va dire à R. Elle ne cherche pas à savoir si elle est blessée, ni si les autres le sont. Elle se sent médiocre et mesquine. Elle essaie de redémarrer, en vain. Elle décide de sortir du véhicule. Lorsqu’elle sort, sonnée, un homme se tient devant elle. Il porte un badge. Un instant, elle croit voir un volontaire des JO. Il prend les choses en main, lui tend un gilet jaune, pose des questions : Comment vous sentez-vous ? Avez-vous appelé la police, les pompiers ? Un autre homme arrive, trouve le triangle dans le coffre et le place devant le véhicule. Elle se sent étrangement absente et prise en charge. Responsable d’une inattention fugace, mais pas fautive.
En descendant de la voiture, elle redevient quelqu’un et recouvre peu à peu ses facultés d’être humain civilisé. Tout s’est déroulé si vite. Elle se dirige vers le conducteur de l’autre véhicule et s’excuse. Elle n’avait pas saisi que sa voiture, refoulée par l’engorgement de la voie de sortie de l’autoroute était quasiment à l’arrêt. Ils partagent le soulagement que personne ne soit blessé. Lui transportait quatre enfants dans la voiture. Elle se sent affreusement coupable. Ses trois fils ne semblent ni choqués, ni apeurés. Seul leur copain a un peu pleuré. Ils sont désorientés tous les deux, sans savoir par où commencer. Elle ne cherche pas encore d’explication. Elle essaie de se concentrer sur des actes concrets : sortir ses sacs, les papiers, le constat, souffler dans l’éthylotest, parler aux enfants, envoyer un texto à sa tante, prévenir R. Elle comprendra plus tard ce qui s’est passé.