Marco, tu te rappelles, tu te souviens, Marco notre joyeux tintamarre de jeunes fous lancés dans la vie au triple galop, Marco, nous ne sommes plus que deux séparés par huit-cents kilomètres de campagnes, de forêts, de vignobles, de montagnes. [ Décider un voyage, pour te revoir enfin, cinq ou sept ans après ma crémaillère, ta dernière visite, quand je t’avais logé à l’hôtel du coin où la douche coulait froid, t’avertir ou pas ; si je ne dis rien, n’être pas assuré de ta présence à l’arrivée, condamné à te chercher dans les bars de la petite ville, combien peut-il y en avoir ? cinq, dix, plus de dix – peu probable -, ou aller déranger les voisins, demander où Marco occupe sa place habituelle, à l’Espérance, au Bar des Amis… te retrouver dans quel état, entendre ta voix éraillée s’écrier que… mais je rêve, mais c’est mon pote Max, toi appuyé au comptoir devant ton éternel pastis, occupé à préparer la prochaine fête votive, de la plus belle façon, en anticipant sur la cuite qui ne manquera pas de te saisir aux cheveux sur le coup de trois heures du matin ; je m’approcherais, plongerais mon regard dans les cicatrices toujours vives violacées qui me raconteraient pour la nième fois ton histoire, notre histoire, incapable de repousser, de finir notre étreinte si douce et violente de tant de larmes rentrées.]
Dispersés des années durant, vies à construire, pensées divergentes, enfants à élever, couples à casser, à reconstruire, deuils intimes auxquels nous nous sommes associés de loin en loin. Plus encore que moi, tu t’es retrouvé face à des dizaines de verres vidés sur des comptoirs d’oubli, je ne suis pas sûr que tu en sois revenu moins altéré par l’horreur des distances, des nuits, moins seul pour nous avoir un moment lâchés ; [ tu es devant moi, tu descends l’escalier du château où nous donnions nos fêtes sauvages, tu sais qu’il est là, par la fenêtre tu as vu la voiture rouge, racée, il t’ouvre la portière, le moteur tourne au ralenti, parfois il donne un coup de pédale qui le fait vrombir, pas de clé, deux fils rabouté, chatterton, ça part, vous partez, à peine un mot à Albert, il t’a dit non, tu as dit que tu t’en fous. ] Luc, Hube dit Louis, dit Albert, Jiel, Clairette dite Roger, Max dit moi-même, j’en oublie, bien sûr, vacherie de mémoire ; du trou sur une hauteur où j’ai planté ma hutte partent des signaux de fumée, trop vite dissipés pour y lire mon désespoir ; je ne suis pas certain de connaître les codes à employer, trois cumulus pointillés, trois cirrus étalés, trois nimbus pointillés pour SOS, sauvez ogre solitaire, non, plutôt Solitude ô Solitude comme dans le divin Purcell ; [ mais vous deux, lancés à 120 km/h sur les routes en lacets de la Suisse Normande, dans le pur-sang anglais carrossé Triumph TR4, volé dans le seizième, talon-pointe comme pour un rallye sans co-pilote, virage, contre braquage, coulé, cisaillé à la corde, frôler l’ornière, glisser comme en rêve, jusqu’à l’impact, Blaaam ! contre les poteaux de béton couchés, invisibles, stockés dans les hautes herbes. Dans la voiture morte, deux passagers vivants, celui que j’ai oublié, et toi, Marco, la gueule bien amochée, ton sang que je ne verrai que coagulé le lendemain, quand j’arriverais dans ma vieille AMI 6, rien de très grave mais plaies, plaies multiples que la mère de Claire (dite Roger), chez qui je t’ai déposé, l’infirmière diplômée d’état, comme elle aime à le répéter épongera, épongera, désinfectera patiemment au Daquin, sur lesquelles elle collera des strips à tenir en place entre deux pansages. Votre fuite, abandonnant la TR4, jusqu’au village où, une gare, voies de garage, wagons désaffectés, vous vous glissez jusqu’au jour, pas de bruit, deux heures du matin, l’attente jusqu’à huit heures à ruminer les conséquences, le coup de téléphone de l’autre, ce fils de… il pense que son père paiera, l’autre, a-t-il seulement son permis ? sans doute pour cela qu’il voulait prendre des petites routes, la peur du gendarme, Marco, tu n’oses même pas lui demander, tu le connais à peine, une partie de poker jouée au bahut et roulez, mais tu entends, sa façon de phraser que vous n’êtes pas du même monde, dans la voiture décapotée, on ne pouvait guère parler. Je t’ai ramené à Bougival, l’autre a pris le train, pas amoché, regardable, foulard de soie. Le père a payé, comme prévu, son gandin de fils a été envoyé en Angleterre dans un collège urf, où se garent Rolls, Aston-Martin et Triumph, plus un mot, c’était aussi bien.]
Nous ne savions pas, perchés sur les murs boiteux de notre bastide luberonne, serrés, jambes pendantes, que ces temps douloureux, gracieux aussi, n’étaient qu’une grâce du temps, que les liens entre nous se casseraient au premier vent mauvais, ne nous laissant en bouche que le goût acide de nos gauloises . Je t’écris, Marco, parce qu’écrire, ce qui me reste, peut se faire en solo, comme des gammes au saxo, j’écris notre histoire de solitaires un moment réunis par une faim d’ogres née de la guerre, dispersés par une paix qu’ils n’ont pas su construire.
C’est beau cette histoire d’amitié même si on sait que les deux amis sont séparés. Très émouvante conclusion. Merci Jean-Marie.