Toi qui va demeurer dans la beauté des choses
C’est le soir, il est assis, là sur une chaise, et on le cogne pour qu’il avoue. C’est le lundi, 15 décembre. 1969. Il est tard, c’est le soir. Le vendredi précédent (le 12), on ne sait pas exactement si ce sont les services secrets italiens ou les pourritures fascistes du MSI (la différence est, cependant et sans trop généraliser, difficile à saisir) qui placèrent dans deux valises cachées sous des tables de la banque nationale de l’agriculture de Milan (sise piazza Fontana) des bombes qui en explosant vers seize heures trente firent douze morts et près de cent blessés. Il y avait eu des prolégomènes à la foire, en avril et dans la même ville, mais la bombe avait fait long feu comme on dit. Il y eut des répliques, fort nombreuses, mais dès le jour même quatre autres, à Milan et à Rome. La police arrêta quelques heures après plus de quatre-vingts anarchistes : suivez mon regard, ces actions ne pouvaient décemment et décidément n’avoir été générées que là, dans ces milieux-là, tels sont les agissements des forces de l’ordre (1). Le samedi et le dimanche se passèrent en interrogatoires, et les gardes-à-vue devaient, selon la loi se terminer le lundi matin (soit par un écartement soit par un emprisonnement, avec preuves à l’appui ou du moins fortes présomptions) car il se trouve que l’Italie d’alors était un état de droit. Une démocratie, non une dictature. On dut en jeter dehors un bon nombre. Il était assez tard lundi, et on était au quatrième étage de la questure, le commissariat où se poursuivait l’interrogatoire d’un cheminot qu’il est temps de nommer : Giuseppe Pinelli. Il ne s’agit pas là d’un chevelu d’une vingtaine d’années (il est de 28) aux idéaux forcenés, mais d’un ex-résistant d’une quarantaine d’années, qui anime depuis la guerre (la deux, mondiale) un mouvement antifasciste (Ponte della Ghisolfa) croyant en cette idéologie (pour faire court : ni dieu ni maître – la première négation est encore plus, ici, et du point de vue de l’ordre et de l’État, répréhensible que la seconde – on se souvient encore des « ploum ploum tralala anarchie vaincra » scandés dans les rues, dans ces années-là de ce côté-ci des Alpes. Vaut-il mieux tenter d’en sourire ?). En tout cas, Peppino est là assis sur une chaise, peut-être ligoté, battu, torturé sans doute, harcelé certainement pour qu’il s’avoue, et voilà trois jours que ça dure, un que la garde-à-vue doit être levée puisque, de preuve, il n’en est pas, qu’il s’avoue donc, cet anarchiste, le poseur des bombes de ce qui deviendra « l’attentat de Piazza Fontana ». Il n’a évidemment rien à avouer. Il fait partie des brigades Ponte della Ghiolfa (du lieu, quartier milanais où elles sont implantées). Brigades, oui. Tout comme celles qui étaient tout autant antifascistes, intitulées Malatesta, puis Bruzzi-Malatesta, au début des années quarante. Comme celles qui viendront plus tard. Rouges, celles-là. Il est tard, ce lundi soir, Peppino est assis sur cette chaise, on le bat, on le questionne, on en a marre aussi – quelques secondes suffisent, interminables : il fait nuit, il est tard ce lundi-là, et c’est du quatrième étage que tombe le corps, dans la cour de la questure, et Peppino meurt. L’a-t-on jeté ? S’est-il de lui-même supprimé, comme le soutiendront sans honte ses tortionnaires ? Que paya-t-il, ce jour-là, près de vingt-cinq ans après la fin (provisoire, comme on le voit) du fascisme en ce pays ? Quelle ardoise, et quel compte ont-ils été réglés ce soir-là ? On ne sait pas, mais en revanche ce qu’on sait, c’est que ces attentats étaient perpétrés, comme tant d’autres aveugles et ignobles, par ces forces d’extrême droite. C’est ce qu’on sait aujourd’hui, mais c’est ce qu’on savait déjà : fallait-il laisser les choses aller et laisser impunis ces crimes ? Bah, la punition, à quoi pourrait-elle bien servir ? À ce que ce genre de meurtres d’assassinats cesse ? On voit, à distance, ce qu’il en a été. L’un des personnages à cet étage de la questure, ce soir-là, assez tard ce lundi-là, ne se trouvait pas dans le bureau de la fenêtre duquel fut jeté le corps de Giuseppe Pinelli : il s’agissait du commissaire Calabresi (Luigi de son prénom, sa femme ,Gemma, le surnommait Gigi). On raconte que cet homme qui avait la main sur ces interrogatoires (il avait alors le grade de commissaire en chef à la section politique milanaise), n’a participé en rien à cette exécution (on dit « suicide » de l’autre côté – « accident » ailleurs). Accident mortel, défenestration, suicide, dépression… Pourquoi lui, Calabresi, et pas les autres ? on ne sait pas (on s’en doute, cependant : on lui fit alors porter le chapeau de l’accident (probablement) mortel de l’éditeur Giangiacomo Feltrinelli – le 14 mars 1972) mais le matin du 17 mai 1972, ce commissaire est assassiné devant chez lui. Arrêt de la cour de cassation du 21 octobre 1992 :
Le 17 mai 1972, vers 9 h 15, le commissaire de police Luigi Calabresi - attaché au bureau politique de la préfecture de police de Milan - a été assassiné de deux coups de revolver tirés par derrière par un jeune homme alors qu'il s'apprêtait à ouvrir la porte de sa voiture Fiat 500, garée près de l'îlot de circulation de Via Cherubini, au numéro 6, marquant l'immeuble où il habitait
On pourrait ici marquer une espèce de début de départ de commencement d’un engrenage qui continuera en s’amplifiant dans la fureur le bruit le sang les larmes et qui ne signifie (presque) rien
(1) repris de wiki : L’historien Pierre Milza dans son Histoire de l’Italie (Fayard, 2006, p. 960) précise : « sur les 4 384 actes de violence politique recensés entre 1969 et 1975, 83 % furent le fait des organisations de l’utra-droite nationaliste. »
…. »marquer une espèce de début de départ de commencement d’un engrenage. »… depuis quand, vers où, pourquoi???? merci pour ce texte fait d’hommes et de sang mêlés. Il n’y a une Histoire mais des histoires. Merci infiniment.
continuer (à défaut d’avoir yeux pour lire toutes contributions sauf de deux choix cet après-midi) à réveiller ma mémoire (quoique ces bombes as oubliées… mais vraies que s’effacent un peu dans le nombre de…) ou apprendre (surtout apprendre)
Grazie Piero, merci, per tutto questo lavoro immenso.