A chaque fois que tu rentrais de voyage et que l’on se retrouvait, sur un quai de gare ou dans un hall d’aéroport où j’aimais aller te chercher, on sentait tous les deux que le temps allait s’étirer comme pour rattraper ces moments où, toi si loin d’un pays du monde à un autre, moi à Paris, débordée comme la Seine en plein hiver pluvieux et ennuyeux, étions séparés, jamais malheureux puisque les promesses de retrouvailles nourrissaient nos solitaires nuits.
On partait, vite, toi, à peine le temps de prendre quelques vêtements de rechange, moi, une valise toujours prête, nous n’avions pas envie de rester en ville, tiraillés entre nos deux appartements, nos deux enfants, leurs chats, notre désir contrarié mais surmonté de faire plus simple.
On roulait, vite, toi au volant, comme tu aimais conduire, jusqu’à ce que le décalage horaire avec le pays lointain d’où tu revenais te fasse déclarer forfait et t’assomme pendant que moi, te souriant en te regardant t’endormir lourdement, je prenais la place du conducteur, bougeait légèrement les rétroviseurs, rapprochait le siège des pédales, et avalais les kilomètres qui restaient pour arriver à temps.
Il ne fallait pas rater le dernier bateau, tu avais, toi, tellement hâte de te poser et le lendemain matin d’aller courir sur les sentiers côtiers et faire et refaire à chaque arrivée le tour de l’île, moi, tellement envie de nous retrouver dans cette maison, devenue notre refuge.
Il nous arrivait, l’été, surtout, de flâner sur les aires d’autoroute, pas belles mais déjà, à quelques encablures de la capitale, on retrouvait la saveur de notre complicité, un déjeuner sur un coin d’herbe, à l’abri des regards, qui s’éternisait, et toi, allongé, la tête sur mes cuisses, et moi, mes mains dans tes cheveux.
Alors on ratait le bateau, peut-être même qu’on le faisait parfois exprès, sans se le dire, pour le plaisir d’aller se nicher dans une chambre d’hôtel, non loin de l’embarcadère, et de s’y pelotonner, toi, contre moi, moi, contre toi. La tombée du jour s’amorçait, paisiblement, comme plus lentement de ce côté ouest, on finissait de picorer les restes du piquenique. Toi et moi sur le lit, les miettes de pain, quelques gorgées d’un vin de table honorable acheté chez le seul petit épicier ouvert encore à cette heure, dans une ville de province, détruite pendant la guerre, pas gaiement reconstruite, presque sans âme vraiment. Puis, la nuit, sensuellement, nous emportait.
On filait vite au petit matin pour attraper le premier bateau, pas grand monde à bord dans ce sens, du continent vers la mer, des ouvriers pour un chantier de la journée, des employés en veste bleue pour réparer quelques câbles distendus après la dernière tempête, et la traversée, de moins d’une heure, toujours au même rythme, transformait les émotions amoureusement languissantes de nos séparations en des sensations passionnément fébriles. Eté comme hiver, on était blotti l’un contre l’autre, sur le pont, et on ne parlait pas. Aucun commentaire sur le paysage, on le connaissait depuis quelques années de traversées de vie et de mer qu’on avait décidé – avions-nous vraiment décidé ? Cette rencontre là-bas, à Osaka, qui l’aurait imaginée ? – de faire à deux . On savourait ensemble, et en silence, cette distance qui grandissait avec lenteur d’avec la terre du continent, nos yeux noyés dans les vagues. Au sortir de la rade, une fois dépassés les navires de commerce, les ports de plaisance, l’air du grand large s’engouffrait dans nos narines, et toi, souriant, oubliant, peut-être, pour un moment, les soucis de tes pérégrinations, et moi, faisant semblant d’oublier les tracas de là-bas, les obligations, et pas que, pas que.
On débarquait et alors on se mettait à parler vite et fort, et de tout, sans ambages, avec une infinie délicatesse, toi, m’expliquant ta faim, faim tout court, faim de moi, moi, vérifiant que je n’avais pas oublié la clé de la maison, de notre monde à nous.
On ouvrait grands les volets, un, deux, trois, quatre, cinq, six, quand bien même on savait que, pour le temps court qu’on allait passer là, toutes les pièces de cette maisonnée pour famille nombreuse ne seraient pas utilisées. Il fallait que la lumière entre partout et de partout depuis ce caillou entouré d’eau. On courait au premier étage, dans notre chambre, on s’allongeait, toi, les yeux amoureux, moi, aimant te regarder comme pour rattraper les absences, les manques de ce visage, de ce corps. Entre deux avions, deux trains.
Les journées n’avaient pas d’heure, les nuits étant sans fin. Nous n’avions que le repère du coucher de soleil dont les derniers rayons venaient caresser les murs de notre chambre, puis la lumière intermittente du phare qui prenait le relais. On s’amusait à compter, un, deux, trois, quatre éclats toutes les vingt-cinq secondes. On riait, beaucoup. Nous vivions selon les saisons de nos escapades, entre bois à couper et feu de cheminée, les chaussures trempées qui se réchauffaient devant les flammes, et sieste au soleil jusqu’à attendre que la marée envahisse la petite crique emplie de sable fin, entourée de roches rutilantes de granit, de quartz et de paillettes de grenats fusionnés, où nous aimions, nous baigner, nus.
Il nous est arrivé de repartir de l’île, précipitamment, parce ma fille, ou la tienne, une urgence, une nécessité. Pas toujours bien comprise, mais accueillie par l’autre, sans reproche. Alors il fallait à nouveau faire vite, dans l’autre sens, le bateau, le grand large, la rade, débarquer, le plein d’essence, les pneus à vérifier, un coup de balai mouillé sur le pare-brise opacifié par le sable collé, la route nationale, l’autoroute, la nuit qui s’avançait, toi, concentré, moi, ma main caressant ton cou, ou l’inverse, tous les deux encore un peu corps à corps pour quelques heures, et puis les lumières de la ville, la Tour Eiffel, impossible de la rater, et son laser, la séparation, à demain oui on s’appelle. Moi, sourcils froncés, visage fermé, toi, toujours doux et tendre, tempéré, jamais indifférent.
Après, chacun de son côté, à nouveau, toi, reparti résoudre des pannes d’acier dans des usines du monde entier, moi, sillonnant la France avec ma robe noire et mes dossiers de la misère humaine sous le bras , et le téléphone, et ta voix, au loin, tout près de mon oreille attentive, et mon écho rassurant sur demain, bientôt, notre îlot. Ne rien programmer, ne pas faire de projets, après demain était déjà trop loin. Pas possible, probablement.
Et pour cause. Parce que l’inattendu, l’impensé ou l’impensable comme la violence d’un éclair avant le coup de tonnerre. Encore que, moi, l’instinct, là-bas, à Osaka, au moment de cette fulgurante rencontre, impensable et impensée elle aussi, et au creux de mon cœur soudainement exalté, un serrement fort comme un présentiment, et toi, rien vu, rien vu venir.
Tout s’est accéléré. Toi, je suis arrivé ce matin à Kuala Lumpur, je ne me sentais pas bien, je suis allé à l’hôpital, on m’a fait des examens, on veut m’opérer sur le champ, je descends au bloc dans quelques minutes, moi, mille questions en une, inutiles, et soudain la sensation de devoir n’être que là, à l’écoute faussement sereine, présente, de loin, mais tout près, comme avant, comme l’un contre l’autre, comme l’un pour l’autre.
Quand je t’ai accueilli à l’aéroport quelques jours plus tard, tu avais comme toujours un grand sourire, un somptueux bouquet de fleurs d’orchidées couleur fuchsia étincelantes dans tes mains, un peu tremblantes, moi, je voulais te serrer fort dans nos bras à tous les deux, toi, une douleur au niveau du ventre t’a fait légèrement reculer.
La suite, une succession d’attente, de frayeurs, de diagnostics, de pronostics, de pas de place là, là oui une chambre d’hôpital, déjà froide, des branchements, une autre opération, des montagnes de médicaments, des questions sans réponse, moi, tout à toi, toi, continuant de sourire au moindre rayon de soleil comme un miracle sans cesse renouvelé, dans la faiblesse de ton corps vacillant.
Une nuit de nouvel an, envahie d’une tristesse qui n’en finissait pas, et d’un acharnement seconde après seconde à vouloir en faire autre chose, de cette dernière nuit, une pareille à celles d’avant, à notre première nuit blanche et japonaise, au Righa Hôtel, neuvième étage, vue sur la ville. Quatre années passées, déjà, dépassées, et toi, maintenant enseveli par un traitement lourd, et moi, ne cessant d’apporter de la lumière là où l’ombre s’avançait, inexorablement. Une longue nuit, à contempler le ciel sans étoiles, à fixer nos regards sur des photos que tu avais fait tirer sur papier glacé, de toi et moi, de moi et toi, là-bas, dans notre refuge, et ailleurs, aussi, avant, avant Kuala Lumpur. Toi, ton corps qui faisait signe d’un départ, douloureux, et moi, mon corps qui prenait les coups de mon cœur, abimé. Une nuit calme, nous deux enlacés, bras et jambes enlacés, emmitouflés dans une couverture couleur des orchidées de l’aéroport, silencieux, comme avant sur le bateau, au grand large.
Ces marguerite Princess Yellow que je t’ai apportées dans la chambre de tes dernières heures ont illuminé ton regard, déjà assombri, ce regard que tu as soudain dirigé droit devant le mur blanc qui te faisait face.
Ce dernier échange, toi, il faudra un jour le nommer, moi, nommer quoi, toi, nommer cet espace-là , grand, très grand, qui est devant moi. Le temps de chercher un nom -impossible, inexistant – pour ce que toi, tu avais vu, et pas moi, tout était fini, pour toi, pour nous.
Je suis partie, très vite, sans rien emporter, périphérique, nationale 118, autoroute, un arrêt pour l’essence, rouler, rouler, plus vite qu’avant, retourner, vite, là-bas, tout de suite. Péage, nationale, radars, arrivée nuit tombée, garée sur le parking de la gare maritime, endormie, effondrée. On cogne à la vitre, il fait jour, un membre de l’équipage me dit que le premier bateau est sur le point de partir. Embarquer, rester sur le pont, enlacé dans mes bras, à scruter l’horizon, on ne sait jamais, un mirage, débarquer, courir, courir, s’affaler sur le sable mouillé de la crique déserte,
Là, pleurer, pleurer les joies, les rires, les gestes tendres, les sourires, les désirs, les plaisirs, la nudité des sensations et des sentiments, le jeu de la vie à deux, dangereux, les vrais doutes, les fausses certitudes, les silences, les absences, les désaccords, les déploiements des corps, les étreintes, les baisers, les caresses, les mots glissés sur l’oreiller.
J’ai tout donné à la mer, pour que les vagues ne me renvoient que l’absolu mystère de la vie et de la mort. Et ta voix, dans la mienne, aux cordes silencieusement entrelacées.
(splendide) (couleur fuchsia – splendide)
….Merci!!
Mais oui splendide, je ne peux mieux dire. Merci Eve.