#anthologie #36 | on s’arrache

les pieds on ne sait pas s’ils sont posés à plat par terre ou bien si le coup de pied gauche repose sur le talon droit le pied droit reposant sur la pointe des orteils orientée à quarante-cinq degrés vers la droite les pieds ainsi accrochés font bloc sont à l’arrêt refusent la marche et d’abord pour aller où quand il n’y a plus nulle part où aller après cette chambre d’hôpital où clignotent des écrans s’affichant noir clignotant vert orange ou rouge et là c’est très très mauvais ça quand le rouge s’accompagne d’un encéphalogramme plat et même d’une sonnerie qui fait venir quelqu’un 
mais les pieds ne savent pas lire ni déchiffrer ce qui s’écrit sur les écrans ils sont à présent posés à plat bien parallèles espacés d’une vingtaine de centimètres sur le sol en linoléum grisâtre ou bleuâtre une de ces couleurs vaguement indéfinissables en –âtre comme la couleur du couvre-lit qu’on dirait sorti d’un hôtel miteux mais il est propre et les pieds sagement posés sur le sol chacun dans sa chaussure d’été fabriquée en Espagne avec une semelle compensée en liège une bribe de cuir aux motifs fleuris de la marque Desigual et l’attache rouge ou bleu je ne sais plus. ce que je vois c’est le vernis rose irisé des ongles. parfois l’un des pieds bouge s’étire sur la pointe ou le talon s’étend vers l’avant tourne autour de la cheville une fois à l’intérieur une fois à l’extérieur de concert ou l’un après l’autre. l’assise est trop basse pour qu’ils puissent se balancer sous la chaise et soudain ils aimeraient pouvoir se soulever se balancer s’envoler loin au lieu de ça ils viennent se rabattre de chaque côté des pieds de la chaise l’hallux valgus venant épouser et éprouver leur fraicheur métallique de part et d’autre comme s’ils ne voulaient plus partir rester là prendre racine s’enrouler à la façon du lierre et ils restent immobiles ne sachant pas que faire du reste du corps
justement les pieds dans un même élan et dans un mouvement semi circulaire lâchent ceux de la chaise et reviennent se placer au centre parallèles et droits peut-être même qu’ils se touchent par les talons les genoux relâchés ils pensent à sortir d’ici s’arracher du sol s’éloigner de ce lit funeste de cette chambre morbide il faudrait que les pieds prennent appui pour que les fesses se soulèvent pour que la chaise recule légèrement et sans bruit c’est ce qui se passe les pieds s’appuient sur le sol les fesses se soulèvent la chaise recule sans bruit et les pieds sont debout dans leurs chaussures colorées au design facilement reconnaissable. ils s’avancent se lèvent sur la pointe donnent un mouvement vertical du corps qui finit par retomber les pieds retrouvent un équilibre sur le sol le pied droit d’abord se tourne vers la porte suivi du pied gauche c’est fini le patient est déclaré mort mais quelle différence entre juste avant et maintenant les pieds sont là ancrés sur le linoléum aimeraient se fondre dans le plastique et n’en plus bouger mais déjà ils arrivent au seuil de la chambre attendent que la porte s’ouvre et se retrouvent aveuglés dans le couloir. il faut qu’on leur montre le chemin ils ont perdu le sens de l’orientation c’est la nuit et les voilà seuls à courir le monde

A propos de Cécile Marmonnier

Elle s’appelle Sotta, Cécile Sotta. Elle a surtout vécu à Lyon. Elle a été ou aurait voulu être marchande de bonbons, pompier, dame-pipi, archéologue, cantinière, professeure de lettres certifiée. Maintenant elle est mouette et fermière. En vrai elle n’est pas ici elle est là-bas. Elle s’entoure de beaucoup de livres et les transporte avec elle dans un sac. Parfois dans un carton quand il ne pleut pas. Elle n’a pas assez d’oreilles pour les langues étrangères ni de mémoire sur son disque dur. Alors elle écrit. Sur des cahiers sur des carnets sur des bouts de papier en nombre. Et elle anime des ateliers d’écriture pour ne pas oublier de vivre ni d'écrire.

14 commentaires à propos de “#anthologie #36 | on s’arrache”

  1. Très beau, ces mouvements en phrases longues, comme le mouvement continue de la vie qui se poursuit sans volonté propre, mais qui se poursuit, à côté du lit, jusqu’à la chute rude mais qui ouvre sur le monde. J’aime beaucoup ce texte! Merci! Et le titre!!

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