#anthologie #36 | l’escalier et le café noir

Les dernières images que l’on a de lui sont celles d’un corps ralenti ai-je écrit.

Jusqu’au bout, il a monté les escaliers. Il est tombé souvent, jamais dans les escaliers. D’abord, il s’agrippait à la rampe à main droite, puis levait le pied droit pour le poser sur la première marche. Ce premier mouvement déjà contenait une lenteur qui m’aurait coûté une concentration extrême pour simplement la singer. Une fois le pied posé sur la première marche, il exerçait un double mouvement, celui de pousser sur sa jambe et de tirer sur la rampe pour s’élever infiniment lentement jusqu’à pouvoir poser le pied gauche sur la seconde marche. Là, il faisait une petite pause, le temps de se rééquilibrer, de remonter la main le long de la rampe avant de recommencer.

il regarde où poser la main. Il se concentre, déplace son bras vers le haut et sur le côté, saisit non pas la rampe mais le barreau en bois, là où il est légèrement cintré, plus facile à prendre, la paume bien calée et les doigts qui se referment, il assure sa prise, serre une première fois, ressent la tension dans le bras jusqu’à l’épaule et le haut de la poitrine. Il exerce une première traction sans tirer le corps, simplement pour s’assurer de sa poigne. Là, il déclenche le mouvement. Lever la jambe est plus compliqué. Il est concentré, se remémore les conseils du kiné, s’applique, pince les lèvres, pose le pied bien à plat, bascule légèrement vers l’avant, tire sur son bras et monte maintenant l’autre pied en soufflant entre les lèvres. 

La lenteur la plus puissante de ce corps, c’était au moment du petit déjeuner. Il reproduisait toujours les mêmes gestes depuis des années désormais dans un ralenti qui semblait en deçà du mouvement. Lorsqu’il portait son bol de café aux lèvres, j’avais l’impression qu’il n’était plus dans notre monde. Le mouvement continue se déroulait selon une vitesse constante mais qui ne permettait pas de percevoir le déplacement du bol depuis la table jusqu’aux lèvres, comme l’aiguille des minutes sur une horloge dont on perçoit qu’elle a bougé sans l’avoir vu se mouvoir. Il était à son rythme, à la vitesse de l’image par image. A l’intérieur tout le corps était tendu vers la jonction entre le rebord du bol et les lèvres qu’il étirait pour gagner quelques millimètres comme il avançait le cou pour pousser un peu plus la tête en avant et réduire, sans qu’on puisse le voir (d’ailleurs on n’aurait pas pu percevoir la réduction des distances tant elle se faisait lentement), l’espace entre le café et la bouche.

il tient le bol plein à deux mains, les coudes sur la table, se courbe vers l’avant, il éprouve le poids du bol dans les épaules (ça pèse un bol plein) tire sur les deltoïdes, en ressent le poids jusque dans les trapèzes, il a les pieds posés au sol, il pousse dans le sol, ça ne se voit pas, intérieurement tout le corps participe au geste, les muscles des épaules et du cou sont bandés comme pour un combat, et quand enfin s’opère la jonction entre les lèvres et le rebord du bol, d’abord, il souffle, puis il aspire, il fait glisser lentement (est-ce utile de le dire?), précautionneusement, la main droite sous le bol et s’en sert désormais comme une plate-forme grâce à laquelle il peu opérer un mouvement de bascule pour boire, comme chaque matin, son café noir.

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