La douleur tient ton corps entier serré. Tu viens d’être père. Tu as quitté la Charente Maritime et la tranquillité d’une petite ville de province. Les nuits de tarot au café Le Français, quand c’était le plus endurant, celui qui conservait sa vigilance jusqu’au petit matin, qui remportait la mise. Les copains du rugby, les fêtes, les troisièmes mi-temps avec les filles du coin qui ne partent jamais. Toi, tu es sorti au grand air. Direction les Hauts-de-Seine. La proche banlieue ouest de Paris. La région Île-de-France. Quatre-vingt-douze. C’est là que tu la rejoins. C’est là que pour toi – mais tu ne le sais pas encore – la jeunesse prend définitivement fin. Dans ce quartier résidentiel verdoyant. La cité-jardin de la Butte-Rouge. Ses barres d’immeubles oranges et cubiques. Ses jardins dispersés sur l’arrière des bâtiments. Rien à voir avec le quereu de ton enfance et ses murs de châtaigniers. Avec son architecture moderniste, elle est considérée comme un véritable joyau. Un moindre mal mais une maigre consolation pour tel déracinement.
Ce n’est rien qu’une infime petite chose. Une maladresse. Un coup involontaire qui brise l’élan d’une enfance heureuse, malgré les différences qu’il perçoit déjà, sans toutefois pouvoir poser les mots pour s’insurger. Ce sera pour plus tard. Pour l’heure, l’écart qu’il ressent parfois avec le petit Pierre, pupuce comme on l’appelle dans le quartier, se fait sentir dans le quereu. À l’ombre de ces arbres protecteurs qui ombragent l’espace de jeu pour laisser sourdre, non pas la lumière, mais l’extraordinaire vitalité des corps qui bondissent sans trêve, se ruent les uns aux autres, suent sans craindre le regard brûlant du soleil. Les branches des châtaigniers sont comme un écrin sur leur enfance, une cabane à ciel ouvert qui danse. Si touffus, ces arbres, que la lumière n’y pénètre que par sillons, par flèches. On dirait un château de feuilles, où les rayons de l’astre filtrent l’obscurité entre les branches, comme s’il s’agissait de simples meurtrières dans ce gigantesque toit végétal, qui enserre de toute sa présence le carré discret des jeux de l’enfance.
Ce n’est rien qu’une énième bataille. Une querelle fraternelle comme il y en a tant, quand on joue à on aurait dit qu’on était les gallois et vous la France. Jean est un enfant chétif. Il le sait. On lui répète assez souvent qu’il devrait manger un peu plus. Forcément ça l’agace parce qu’il mange déjà beaucoup. Mais rien n’y fait, il ne grossit pas et il peut toujours faire le tour de ses poignets avec les doigts d’Hélène, la fille qui vit dans la maison la plus reculée du quereu, et dont les mains font la moitié des siennes. Ses os sont épais comme des fils. On l’appelle Fifi depuis toujours à cause de ça, du moins depuis qu’il se souvient de quelque chose. La mère dit aussi, t’es pas bien épais mon drôle, faut manger de la soupe si tu veux pas que le vent te prenne dans ses tempêtes. Ça l’excède toutes ces remarques sur sa maigreur. Plus tard, il sera fort et rapide comme Phil Bennet ou Barry John mais surtout Gareth Edwards son idole. Et alors ils verront bien si Fifi est maigre. Quand le jeu commence, c’est un déferlement de cris dans le quereu. La lumière ruisselle sur les cheveux châtains des frères. Les corps jaillissent et s’entrechoquent. On ne ménage pas ses efforts pour franchir la ligne des t-shirts qu’on a posés là, pour symboliser la zone d’en-but où aplatir le ballon. Le centre du terrain, le rond central, c’est le puits que les habitants du quereu se partagent depuis toujours. Sorte d’accord tacite entre tous, presque moyenâgeux, bien que nombre des maisons du quartier soient plus récentes. C’est une bataille dès lors, mais aussi une rupture en soi. De soi envers le frère. Et à travers lui, le préféré, une défiance envers la mère.
Quand le choc éclate, la lumière perce à travers les châtaigniers et photographie l’horreur. Un coup. Un impact tel que les autres enfants se figent dans cette lumière de fin d’après-midi. Fifi ne court plus. Ce n’est plus un jeu mais un secret. La mère ne doit pas savoir. Il dit c’est rien qu’un coup. Un coup sans importance. C’est une maladresse. Une rupture. C’est rien qu’un malheureux placage, vous êtes témoins. Le rugby, c’est de l’engagement. C’est la guerre. Je ne pouvais pas prévoir que sa tête allait taper contre le puits. Il aurait pu se mettre à pleurer ou courir chercher son père. Mais il a prononcé ces mots puis il s’est tu. Il aurait aussi bien été au-dehors ou au-dedans de lui-même. Muet ou bavard. Inquiet tout de même. Il aurait aussi pu tuer sa mère. Se servir d’un couteau ou du fusil de chasse de son père. Elle en aurait la bouche si rouge qu’elle serait devenue du sang. Il aurait pu faire ça. Il n’a fait que rester là où l’instant l’a suspendu, le laissant incandescent et stupide. L’idiot qui regarde. Le souvenir de sa peur reste stupeur. Peut-être il n’y eut que peu dans cet instant, puisque le frère se relève. Se tenant debout, le nez ensanglanté, aveuglé par la lumière qui le remet en état de marche. L’enfant, lui, n’y comprend rien. Il est encore celui qui gêne. L’éternel second. Il est la fillette à sa maman, à qui on offre des masques de filles pour l’humilier. Pas comme son frère et son costume d’indien. Oui, il n’y a peut-être que peu dans cet instant, mais l’enfant en reste fendu en deux comme une bûche. Un morceau par-ci, un morceau par-là.
Quelque part #13 La cour : https://www.tierslivre.net/ateliers/anthologie-13-le-quereux/
Entre #23 Le sous-sol : https://www.tierslivre.net/ateliers/anthologie-23-le-sous-sol/
Et #26 La pluie et la fureur : https://www.tierslivre.net/ateliers/anthologie-26-la-pluie-et-la-fureur/
C’est étrange ce mélange de rugosité, de combat et d’enfance. Avec beaucoup de rouge comme le maillot gallois ou le sang qui pisse du nez, jusqu’à cet instant suspendu où germe une forme de violence au conditionnel. Délicieusement étrange (j’irai lire tes autres contributions). Merci Camille.
Merci JLuc pour ta lecture très touché par tes mots !
Les deux dernières phrases, comme un avant-goût de ce qui va se vivre ou s’écrire, en tous cas saisissement subtil d’un l’instant-fondateur dans la vie du personnage (et ce n’est pas facile de saisir en deux phrases ces instants-là). Et cette présence du cadre de l’enfance, châtaigniers, lumière, quereu, aussi forte que ce qui s’y joue (dans les deux sens du terme) accentuée par le déracinement (arrachement?) du début. J’aime beaucoup. Merci Camille.
Merci Valérie pour ce riche commentaire qui aide à continuer malgré la fatigue. A bientôt !
comme il est difficile de trouver sa place dans une famille…
deux frères, le quereu, le rugueux du rugby (rien qu’un jeu, pourtant…) et le drame en suspens… jusqu’où pousser le bouchon pour que ça bascule pour de bon ?
(je t’avoue, je me suis juste un peu perdue entre les « tu », les « on », les « ils », les « il », le costaud, le plus faible…. je dois reprendre, relire, me souvenir de l’avant… il me faut entrer à nouveau dans cet univers si terrible…)
je garde pour lignes de force : « le souvenir de sa peur » et « il aurait pu faire ça »
Oui la valse des pronoms n’est peut-être pas très évidente à suivre… C’est aussi l’enjeu du travail à venir et des pistes ouvertes par nos pdf. Clarifier, réécrire, désherber, monter, faire tenir etc. Merci Merci Merci pour tes lectures si précieuses… Je t’embrasse