#anthologie #36 | plan

Elle a dit on va le ralentir ce plan. À peine. Ce sera imperceptible; on peut le faire au montage. Et lentement comme si elle même avait été ralentie, comme mimant ce qu’elle allait infuser au plan à l’écran, elle a avancé sa main vers le clavier ; une longue main – une longue main calme. C’est la première fois que je voyais sa main, je veux dire que je la voyais réellement, plutôt que je la regardais, et je l’ai trouvée belle . Im-per-cep-tible-ment, elle a répété, détachant chaque syllabe, on va le ralentir ce plan et lui donner sa profondeur de temps. Sa main est restée suspendue, une seconde encore puis elle l’a descendue vers le clavier; j’ai remarqué la cicatrice sous le majeur à l’endroit de la bague, une ligne plus sombre qui descendait du dos de sa main jusqu’au poignet, comme un dessin ton sur ton, et l’enserrait; son poignet fin; son avant bras dénudé… la lenteur de son geste m’invitait à éprouver autre chose que l’impatience, cette inquiétude qui me rongeait, depuis que je pensais le plan raté, insauvable, même dans sa meilleure prise, pas assez lent, pas assez senti, précipité même avais-je dit en exagérant, bon à jeter. Là sa main qui se dirigeait vers le clavier, son geste ralenti intensément vivant et calme, en réponse à mon impatience. Tu vas voir, elle a ajouté. Imperceptiblement. La pluie s’est mise à tomber, instinctivement j’ai tourné la tête vers la fenêtre calfeutrée, les couvertures tenaient comme par miracle; intensément j’ai ressenti la pluie; une pluie légère. Dans le noir, ancrées à nos images, nous oubliions le temps et l’heure ; la pluie rappelait l’en-dehors, la ville assourdie, la fin du jour, et dans sa lenteur, l’été. Alors, lentement, en jouant avec le curseur, elle a ralenti le plan, exagérément d’abord : pour sentir là où il ne faudra pas aller, elle a dit ; puis elle a « accéléré » point par point pour atteindre la lenteur juste : tu verras on ne sentira pas l’artifice. La lenteur de ce plan de la main. Celui de l’actrice déplaçant sa main au long de la vitre opaque d’une fenêtre, la frôlant dans un geste descendant ; cette main âgée, tavelée, maigre, presque transparente balayant la lumière : rien derrière que la lumière diffuse ; ce plan que j’avais rêvé en apesanteur comme un souvenir de l’homme marchant sur la lune, ou celui d’une feuille dans « sa chute dernière » ralentie par l’air. Ce geste qu’avait exécuté la vieille actrice à plusieurs reprises, reprenant et reprenant encore, respectant autant qu’elle le pouvait ma demande. Le tremblement du temps dans son geste ralenti, ce geste qu’elle exécutait toujours trop vite à mes yeux impatients: pour ne pas perdre l’équilibre le corps âgé accélère, pour tenir son mouvement la vieille actrice avait accéléré sans le vouloir. Ça tenait à si peu, presque rien.

A propos de Nathalie Holt

Rêve de peinture. Quarante ans de scénographie plus loin, écrit pour lire et ne photographie pas que son lit.

8 commentaires à propos de “#anthologie #36 | plan”

    • j’ai pensé naïvement que les adverbes ralentissaient, -si alourdir c’est ralentir- ça offre de longs mots- est ce que les longs mots et les longues phrases ralentissent … Merci Jean-Luc pour la lecture

  1. « Le tremblement du temps dans son geste ralenti »
    Merci Nathalie. Comme elle vraie cette attente précieuse, du tournage au montage, d’un geste « rien derrière que la lumière diffuse » et passant de main en main. Subtilement, ma-gni-fi-que-ment. Merci.

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