#anthologie #36 | le dictaphone

Le dictaphone est sorti, sorti de l’armoire, dictaphone gris, large, large comme les premiers walkmans, rectangulaire, avec des angles qui dénotent une époque, comme le plastique, comme la couleur, comme la matité. Objet technique réduit à une seule fonction à la manière du coupe-papier. Enregistrer, conserver, restituer. Trois verbes, une seule fonction en réalité. Le dictaphone est là, sur le canapé. Le carnet est prêt, le carnet pour consigner, pour enregistrer sur la feuille les mots parlés, pour enregistrer avec l’écriture les mots prononcés. Le carnet est prêt pour retranscrire sur le papier les mots, le grain, les silences, l’accent, les tournures, ce qui se dit, ce qui se tait, ce qui se devine. Le carnet est prêt, le dictaphone est retrouvé. Il suffit d’appuyer, il suffit de noter. Il suffit d’appuyer le doigt et d’enfoncer la touche noire, d’enfoncer la touche noire pour qu’avance la bande marron, qu’avance la bande marron, bande magnétique, pour t’entendre, pour t’accueillir, pour te recevoir, pour que tu sois là. Ton visage est déjà là, celui du souvenir, celui que je peux convoquer à volonté, celui que je choisis, celui que j’ai domestiqué. Ta voix est là, ta voix silencieuse, ta voix recomposée, ta voix amoindrie par le temps. Ta voix silencieuse. Ta voix, ton visage sont là comme sont là les absents, les irréels, les immatériels, ceux des souvenirs, des images, des photos. Appuyer et que tu sois là, par intrusion, toi brute, pas recomposée par moi, toi d’avant. Et si rien ne se passait? Et si la bande n’avait pas le pouvoir de te ressusciter? Peur de t’entendre, de te voir jaillir. Peur de ne pas te voir, de ne plus te voir. Dernier espoir de te retrouver. Le parfum est-il déjà évaporé? Ne pas oser sauter, ne pas oser appuyer sur le bouton. Bouton du dictaphone acheté pour ça, pour conserver vos voix. Achat délibéré. Reprise d’un projet. Achat d’un dictaphone quand avait été perdu le magnétophone, celui de l’enfance, le premier, au même but. Déjà à douze ans le projet de conserver les voix, comme autant de personnages d’une saga, les voix de mon théâtre. Le magnétophone a disparu, les cassettes ont disparu. Quand? Où? Comment? Pourquoi? Quelques années plus tard, cette décision, cet acte, cet achat. Il est là le dictaphone, avec ces trois cassettes enregistrées. Trois seulement. Tiendra-t-il ses promesses? Suffira-t-il de les écouter, de les retranscrire pour l’écrire ce roman? Soupçonner que ce ne peut pas être aussi simple, que ce ne seront au mieux que des mots, des voix mais que le non-dit, le grain, les silences c’est à moi de les écrire. Pas sous la dictée. Ils ne sont pas dans la cassette les personnages, nul génie ne va surgir. C’est sur la feuille qu’il faudra les tracer ces mots jamais dits, ces visages vus jamais décrits, ces voix familières jamais dépeintes, ce réel vécu et voué à disparaître, ce réel à reconstruire. Regarder le bouton noir, appuyer légèrement dessus, sans l’enclencher, sans le pousser, poser seulement l’index dessus, sourire pour soi, sourire sans savoir à qui, pour se donner du courage et puis pousser.    

A propos de Betty Gomez

Lire certes, mais écrire...

2 commentaires à propos de “#anthologie #36 | le dictaphone”

  1. Touchée par ce texte, merci Betty. ce projet de récit…
    Ils ne sont pas dans la cassette les personnages, nul génie ne va surgir. C’est sur la feuille qu’il faudra les tracer ces mots jamais dits, ces visages vus jamais décrits, ces voix familières jamais dépeintes, ce réel vécu et voué à disparaître, ce réel à reconstruire.
    Que c’est beau !

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