Avec quoi sont fabriqués les romans ? Une intrigue? Des paysages? Des décors? Des personnages? Des émotions? Un agencement des mots pour que le lecteur s’identifie aux personnages et ressente les émotions qu’ils ressentent ? Pour qu’il croie au mensonge vrai que mot après mot un auteur aura bâti? Même en partant d’un fait biographique à partir du moment où le fait est raconté, est adressé, la fiction commence. Orhan Pamuk aime les musées. Un roman est pour lui un musée. Il a écrit le musée de l’innocence qui est à la fois un roman, mais aussi un musée à Istanbul. Je n’ai pas visité le musée de l’innocence? Je n’ai encore lu aucun roman d’Orhan Pamuk. J’ai commencé à écrire ce que je m’obstine à appeler roman à partir d’une idée et d’une image. L’idée est la suivante: une femme, la narratrice, voyage comme elle écrit sans savoir à tâtons, sans planification, en se laissant mener par son intuition en aveugle avec une foi naïve qui s’appuie sur le fait que si elle a le désir de roman c’est qu’il y a bien roman au bout et que le tout pour elle est de se mettre en chemin comme on se met en chemin vers un pays dont on ignore tout et qu’on découvre chemin faisant. Le roman raconte ce chemin et les personnes qu’elle rencontre sur le chemin, d’autres auteurs surtout qui alimentent sa réflexion sur l’art et la manière d’écrire un roman. Elle rencontre d’abord Orhan Pamuk. Il est turc. Il a écrit un livre racontant son enfance à Istanbul. Elle rencontre James Baldwin. Elle ignorait qu’il avait séjourné à Istanbul. Elle rencontrera d’autres auteurs. Pour ce qui est de l’image, ce qui a déclenché le désir d’écrire chez cette narratrice est ce moment dans un rame de métro à Istanbul après une visite de la mosquée de Sainte-Sophie. Elle se tient debout son sac dans le dos. Elle tient la barre. Elle avise un homme avec une chemise blanche devant elle. Sa main sur la même barre métallique qu’elle. Il tient fermement. Elle peut voir qu’il porte à l’annulaire une alliance en or. Une jeune femme est assise avec son bébé sur elle et une femme plus âgée à côté d’elle. La poussette prend de la place. Les deux femmes veulent descendre à la prochaine station et se lèvent déjà. Derrière la narratrice il y a un homme petit maigre, les joues creuses sous sa barbe. Il porte une chemise grise ou marron à carreau. Elle se retourne et elle lui dit pardon parce que dans le mouvement de la rame son corps a bousculé le sien. Il est le voleur et elle ne le sait pas. Ses souvenirs de la ville s’estompent quand elle finit par rentrer chez elle, mais cette image reste vivace dans sa mémoire. Sa main sur la barre. Le sourire qu’elle adresse à son compagnon de voyage non loin d’elle parce que leur voyage est fini. Sainte-Sophie était la dernière visite. Ils vont à Fathi un quartier qu’elle a choisi. La veille au soir, ils ont dormi au Grand Almira Hotel. Ce soir sera leur dernière nuit à Istanbul. J’ignore en quoi cette image peut être l’embryon d’un roman. Je n’ai pas pensé à une nouvelle. J’ai pensé à un roman à la première personne. J’imagine n’ayant jamais écrit de roman que maintenant je dois raconter qui est cette narratrice, ce qu’elle fait à Istanbul et avec qui. Je me repasse le film du trajet de métro. Le vol a eu lieu le temps de la durée d’une station à une autre. C’est pour cela que dans la tête de la narratrice la scène se déroule comme au ralenti. La main sur la barre, l’anneau en or, les deux femmes assises, le bébé, la poussette, le sourire au compagnon de voyage et l’homme derrière elle. Elle rembobine sur le mouvement de son corps qui perd l’équilibre et ses excuses à l’homme qui va lui voler son portefeuille. Je veux raconter l’histoire de cette narratrice. Je veux élucider cette scène dans la rame de métro. Dans la vie de cette femme, les mains sur la barre, l’anneau d’or, les femmes assises, la poussette et l’homme derrière elle ont un sens qu’elle ignore et qu’elle veut comprendre. Je n’ai pas d’intrigue pour ce roman. Le vol du portefeuille n’est même pas un fait divers. C’est un incident banal comme il peut en arriver à tout le monde loin de chez eux où sur un trajet qu’il effectue chaque jour depuis des années.