À insérer entre ma #34 Le retour d’Etienne et ma #26 Les bruits et les voix de la culpabilité
Après ses effusions avec Ida, l’employée de maison qui veillait sur ses grands-parents, Etienne consulta sa montre :18 heures. Le dîner à « La Maison » serait servi à 20 heures. Il avait le temps de monter au coteau. Il passa par sa chambre de jeune homme, trouva dans son armoire un short et une paire de chaussures de marche et prit le chemin du paradis de son enfance.
Il partit d’un pas vif et égal, la première tranche de la montée n’étant pas très pentue. Quand, à mi-côte, il atteint les frondaisons, il fut malheureux de constater que le cerisier avait été abattu. Trop vieux ! Il ralentit, moitié parce que la pente s’était accentuée, moitié parce que ses souvenirs, occupant son esprit, ralentissaient sa marche.
Son pied droit, dans sa chaussure de randonnée à tige moyenne, se leva lentement, comme s’il était tiré par le fil d’une marionnette. La semelle apparut, épaisse, crantée, antidérapante, montrant ses zones d’usure. Le pied s’éleva dans l’air calmement, centimètre par centimètre. Le genou d’Etienne se plia, puis sa jambe se déploya vers l’avant avec précaution et lenteur. Le chemin était caillouteux et avait été raviné par un récent orage. Ses orteils touchèrent le sol en premier, sa plante de pied assura la prise. Enfin le talon s’enfonça dans la chaussée. Le pied gauche, après avoir choisi sur quelle pierre il se poserait, remplit son office avec la même dextérité et la même pesanteur. Les mollets, les genoux et les cuisses du marcheur s’articulaient avec régularité. Ses bras se balançaient au même rythme que ses jambes. Sa respiration était régulière, à peine accélérée par l’effort de la montée. Chaque pas avait son poids, rien que son poids, son juste poids. Il parcourut ainsi une centaine de mètres.
Quand il sortit de dessous les arbres, le crépuscule inondait le coteau. La lumière de fin d’après midi coulait dorée sur le décor. Le cœur d’Etienne n’y résista pas. Il s’arrêta, empli de la joie profonde que lui procurait ce moment, que lui avait toujours offert le moment où, seul, il grimpait au coteau. Il leva la tête pour boire cette plénitude. Il ne pouvait pas encore distinguer le moulin, mais ses yeux fermés par la jouissance le voyaient intérieurement. Ses traits se lissèrent, sa bouche esquissa un sourire d’enfant, ses narines frémirent comme pour sentir l’odeur des pierres du vieux moulin. Immobile, au bord du chemin, près des pruneliers, Etienne se mua en sculpture grecque. Il revécut en un instant ses chasses aux papillons, ses virées avec ses copains d’enfance, ses cabanes, ses collets aux lapins et son premier baiser à Rosalie.
Alors, il se mit à courir. Il fallait dévorer le chemin, son cœur battait, ses tempes ruisselaient de sueur. L’urgence était d’être arrivé au moulin, de s’asseoir sur la marche de son seuil et, la tête dans ses bras, posée sur ses genoux, de laisser couler ses larmes.
Difficile exercice que de décomposer un pas, mais le ralenti est bien là. Belle idée que de finir le texte par une course, je trouve que ça joue du temps et nous surprend. Merci Émilie.