#anthologie #36 | Défilement incontrôlable

Elle est assise devant la table ronde, concentrée. Elle prend chaque photo, les années défilent, en arrière, toujours en arrière. Du plus loin, cette femme sur la photo encadrée de bords blancs dentelés, la mère de sa grand-mère, un bouquet de dahlias posé sur les genoux, au moins quatre-vingt ans, une vieille femme plus jeune qu’elle maintenant, elle n’en a pas de souvenir, l’année est inscrite au dos, 1901. Sur la photo suivante un couple debout épaule contre épaule, un vélo de chaque côté qu’ils tiennent par le guidon, c’est en Belgique, sa grand-mère maternelle et son premier mari qu’elle n’a pas connu, un premier mari c’est tout ce qu’elle sait, on n’osait pas demander, c‘était une autre époque. Le miaulement du chat la ramène au présent, la détachant trop vite de la rêverie qui s’enclenchait, elle retrouve avec un peu de regret son cadre familier, son regard se porte au-delà de la porte-fenêtre ouverte traversant le balcon, rasant la cime du saule pleureur pour aller se perdre dans la chaîne des montagnes. Qu’est-ce que tu veux, c’est comme ça. Encore une journée qui ressemble à la précédente, une journée qui s’étire sans fin et que pourtant elle s’étonne de voir déjà finie quand vient le soir. Elle retourne une autre photo datée d’août 1944, les souvenirs se moquent d’un défilement temporel ordonné, le jour du 11 août 1944 lui semble plus proche, plus réel, que ceux de la naissance de ses enfants, dans un mouvement d’accordéon du temps ni linéaire ni chronologique. La réminiscence de ce moment, comme à l’affût, ressurgit de plus en plus souvent, cauchemar qui revient qu’elle pensait avoir définitivement oublié. Sa mémoire la désempare, elle ne peut pas choisir ce dont elle va se souvenir, elle peut solfier encore le prélude de la suite n°1 pour violoncelle mais n’arrive pas à mémoriser le prénom de son arrière petit-fils, ne se rappelle plus si elle a déjà nourri le chat ce matin pas plus qu’elle ne peut effacer ce que la photo ravive. L’image précise des deux cratères laissés par la bombe, les décombres des maisons, celle de ses grand-parents et la sienne. Elle se retrouve à nouveau cachée à la cave, dans une grande caisse avec les pommes de terre du jardin.

A propos de Isabelle Charreau

j’arpente plus facilement les chemins de terre que les pavés de la ville, je fréquente l’atelier pour le plaisir comme des gammes, sans projet de partition