Dans l’après-midi finissante, il marche, à travers les prés fauchés, épaules basses, cheveux détachés, d’abord attentif aux insectes – carabes dorés, sauterelles, criquets – comme s’il fallait fixer son attention sur quelque chose pour rester dans la réalité, son pas s’allonge, un souvenir l’assaille, sa jambe gauche fléchit légèrement, on pourrait croire qu’il va tomber, sa silhouette se désarticule dans l’air qui s’embrume, ses bras moulinent on dirait qu’il se bat, contre lui, contre qui ?, ses contours s’estompent, c’est qu’il hésite entre le soulagement et la conscience de sa lâcheté, qu’il avait fini par enterrer dans un déluge de ressentiment. Quand il se redresse entièrement, un horizon de feuillus et de résineux trace une ligne sombre dans le paysage tiède. Il réalise combien il a marché. Peut-être même a-t-il couru. A-t-il passé la grange des Donnadieu, le bassin, le calvaire ? Depuis l’annonce de l’acquittement, il ne sait plus s’il vit sur terre ou s’il flotte quelque part dans un lieu inconnu. C’est en automate qu’il a quitté la ferme, traversé les vignes, les prés, les champs, le cerveau vidé mais une seule image récurrente, celle de son frère libre, et maintenant devant lui cette forêt dans laquelle il s’enfonce. Devra-t-il vivre avec cette obsession ? Ici ou là, un arbre mort. À quelle résolution se tenir ? Que devra-t-il abandonner ? Son regard scrute les ombres qui ne feront que s’épaissir avec la nuit. Il court jusqu’à la clairière, aperçoit la trouée sous les frondaisons, crie de joie ou de douleur, il ne sait plus, tourne sur lui-même, bras écartés, et défilent derrière ses yeux fermés la nuit de la lune rousse, l’homme endormi, l’interrogatoire, les aveux, la rétractation, les hurlements de son frère, oh ! les hurlements de son frère, il les entend se heurter dans sa mémoire, revenir à la source abjecte du cri, il affronte encore son regard de mépris, écoute cette voix brisée, et tout se précipite depuis la garde à vue, la mise en examen jusqu’au procès et à son dénouement.