Forêt pentue. Une centaine de mètres en-dessous coule une rivière. L’Arbogne. Le soir. Pas encore la nuit. L’enfant est immobile devant une béance creusée dans la roche.
Voix off : A-t-elle un jour quitté cet endroit ? Elle serait restée même si elle était partie. Elle serait revenue. Elle est revenue. Puis elle a disparu.
Séraphine porte son corps devant elle. Son corps va plus vite qu’elle quand il faut courir. Elle court après son corps qu’elle n’arrive pas à rattraper. C’est un corps rapide qui lui échappe, un corps encore frêle qui bondit d’un côté de l’autre, zigzague entre les arbres, se dépêche de rentrer à la maison avant qu’ils se rendent compte qu’elle est allée à la grotte.
Un étang. Les Gours. Quelques fermes, éparpillées. La plus grande avec autour un fouillis de machines rudimentaires, de poules, de fourches, un tas de fumier tressé, carré. Le Grabou.
Le corps de Séraphine est déjà à la maison mais sa tête est encore dans la grotte.
Voix off : Sa tête est une grotte. Sa tête est un gouffre où se seraient perdues les années de cette vie de labeur qu’elle a eue après avoir fui le seuil de ce lieu resté en elle.
Ses yeux sont restés fixés sur la couverture et sur les enfants sous la couverture mais ce sont des yeux sans corps, parce que son corps a fui ce que ses yeux ont vu : sous la couverture, des corps aussi, des corps sans rien devant sinon cette couverture, des corps si maigres qu’on dirait que la couverture ne couvre rien, mais Séraphine doit au plus vite rattraper son corps qui déjà s’est blotti sous une couverture plus douce que celle de la grotte, dans une chambre chauffée, un corps au chaud quand elle, Séraphine, reste grelottante dans la forêt, mais soudain elle court, il ne faut pas rester si loin de son propre corps, on risque de ne pas le retrouver.
Voix off : Jamais elle ne retrouvera son corps de ce soir-là. Cela serait comme une mue. On laisserait une partie de soi sèche mais nécessaire dans un ailleurs qui n’est pas loin mais qu’on passerait une vie entière à tenter de retrouver.
Alors elle accélère, elle reprend du terrain sur son corps qui se fatigue à tenter de lui échapper, elle est à deux doigts de le toucher, ce corps à deux pas devant elle, elle est sur le point de le retrouver, de l’étreindre, de le fondre en elle, ce corps qui a refusé de voir ce qu’il y avait dans la grotte et qui ne veut pas qu’elle revienne en lui dans cet état, ce corps qui a peur de Séraphine, ce corps qui aurait préféré n’y être jamais allé, dans cette grotte, ce corps qui restera, quand il aura grandi, quand il se sera empâté, quand il aura vieilli, toujours ailleurs qu’à l’endroit où Séraphine est restée, figée à l’entrée de la grotte.
Affiché à l’entrée de la grotte, un article de journal avec la photo d’une vieille dame : « Des grottes de l’Arbogne à Siviriez, Le discret périple d’une nonagénaire » (La Gruyère, 15 mars 1984).
Voix off : Il ne resterait plus que Florida. Séraphine aurait enfin quitté ce lieu. Il aura fallu la mort pour l’en arracher.
cette tension des lieux où une part de soi reste… très fort !