#anthologie #35 | commentaires sur Bolaño

27 décembre 1990, Carrer del Lloro, Blanes, Espagne

les lieux: Plaça de Catalunya, Rambla de Joaquim Ruyra, Carrer del Doctor Xavier Brunet, Passeig de Dintre (le marché), Plaça Espanya, Carrer del Lloro

voix off Dans quelques années, il fera le même chemin. Il ne se perdra pas. Il retrouvera sans pourtant reconnaître. Les boutiques auront changé. L’ombre restera la même. À cette heure là, les bancs seront pleins, surtout des hommes, quelques femmes avec poussettes, d’autres plus âgées, un homme en fauteuil roulant. Il retrouvera l’étroite Carrer del Lloro par la place d’Espagne. Il s’arrêtera. Il touchera le mur de briques, se reculera, prendra une photo de la plaque de la rue, sentira son coeur se serrer.

On m’avait vu, tout se voit, tout se sait. J’étais monté quatre à quatre, une bouteille de vin à la main. La porte de l’appartement était entrouverte, je n’avais qu’à entrer. Roberto Bolańo m’accueillit une cigarette à la main et le sourire affectueux. On le sait, comment il accueille les amis.

voix off Il ne connaissait rien à la poésie, à part peut-être Éluard, Prévert, Ghérasim Luca, Hugo, Villon. Il avait rencontré Bolaño à une terrasse en bord de mer. Il lui avait demandé du feu. Bolaño avait ri en disant qu’un fumeur comme lui qui oubliait son briquet c’était comme un avion sans ailes et il avait fredonné la chanson avec un accent espagnol. Il ne savait pas que l’accent n’était pas espagnol. Son espagnol était trop frustre pour distinguer l’origine sud-américaine dans la voix. 

Derrière lui, Carolina essayait de calmer Lautaro. Elle me sourit aussi, m’indiquant d’un haussement d’épaule que le gamin n’arrivait pas à s’endormir. On sait ce que c’est un gosse, on sait comment il épuise sa mère, comment il en tire toujours un peu plus de patience, comment il va au bout de sa propre fatigue. Elle s’assit sur une chaise de la cuisine, remonta son pull et lui donna le sein. 

voix off À l’époque, il était courant que les femmes donnent le sein à leur enfant, même devant des inconnus. Il avait aimé l’image. Il a détourné le regard pour ne pas laisser penser qu’il érotisait une situation qu’il n’érotisait pas. Il trouvait la scène attendrissante. Il n’avait pas encore d’enfant et n’en aurait pas avant des années.

Lautaro s’endormit en tétant. Il s’était endormi vite, le temps que Roberto me serve une bière et se fasse un café. On ne sait pas s’il était déjà malade du foie. On ne sait pas tout, pas toujours, même si on croit savoir. Il me parlait de poésie, d’auteurs que je ne connaissais pas. Il avait encore peu écrit. J’avais lu dans une traduction anglaise Consejos de un discípulo de Morrison a un fanático de Joyce et quelques poèmes.

voix off Il n’a jamais oublié les moments passés avec Bolaño mais il n’a jamais su non plus qu’il était devenu un écrivain renommé. Quand on lui parlera de 2666 dans une librairie de Vienne, son coeur se serrera si fort que le libraire lui demandera s’il se sentait bien. C’est là aussi qu’il a appris sa mort. Treize ans après sa visite à Blanès

Je me souviens que Carolina nous avait rejoints après avoir couché Lautaro. Je me souviens d’un livre de Borges, posé à côté de la machine à écrire, Historia universal de la infamia, la version originale de 1935. Ce qu’on ne sait pas, c’est d’où Bolaño tenait ce livre, peut-être d’Enrique Vila-Matas au moment où celui-ci écrivait Suicides exemplaires.

voix off Depuis, il a lu tout ce qu’il a trouvé de Bolaño, lu beaucoup de choses sur lui, sur les auteurs dont Bolaño parle dans ses livres, dans ses chroniques littéraires. Il ne regrette pas de ne pas l’avoir connu comme écrivain. Il savait qu’il écrivait. Il avait vu tellement de livres chez lui, de feuilles entassées près de la machine à écrire. Quand ils se sont vus à Blanès, Bolaño ne parlait que de poésie et de politique et, depuis peu, de Lautaro. Il a tout oublié de leur conversation de ce soir-là. 

Je me souviens que je me sentais bien et que nous avions mangé des calamars. Je me souviens que j’étais parti très tard. C’est quand même pas grand chose comme souvenirs.

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