anthologie #35 | chaque lieu, ses voix.

Couloirs d’hôpital, succession de couloirs, murs, portes. Lumière blanche. L’infirmer pousse sans mot, un sourire parfois vers le visage allongé qui le regarde aux virages. Le reste du corps, invisible sous le drap blanc. Le chariot grince par moments, la jeune fille se tait.
Elle serait seule. Elle aurait appris ça, se débrouiller sans. Parler sans parler. Il y a toujours des choses à regarder, elle observe yeux mobiles. Sauf l’infirmier pour éviter toute demande, elle a appris, ne pas attendre. Mais aux tournants, elle oublie et le regarde, il contrôle les roues, il est encore là, dans cette absence. Elle, seule. Ton choix, tu l’as voulu, on lui dirait. Elle n’en parle pas.
Dérouler le plafond, grain après grain, suivre l’illusion du mouvement ; le corps, passivité de brancard. Se laisser glisser, impulsion et secousses, l’attention est présence de pierre. Écouter les roues crisser, se bloquer parfois. Trembler à ce rythme. Et bruits de couloirs. Regard plafond, renoncer à compter les dalles, perdant le fil déjà. Fixer plafonds dalles néons. N’avoir que ça, se refuser le refuge des bras qui poussent. Se refuser la consolation des voix. La sécurité des blouses de rigueur.

Couloirs d’hôpital, les équipes médicales se croisent, commentent. Parfois plaisantent rient. Certains se contentent de saluer, d’autres s’éclipsent. Bon courage, on se dit. Au bout des bras, radios ou autres enveloppes. Leurs pas feutrés.
Elle entendrait tout, ça ne la concerne pas, elle sait. Elle écoute comme elle regarde, comme elle filmerait pour comprendre malgré la passivité du corps allongé. Elle n’écrit pas ne filme pas, ne retiendra pas, elle sait. Elle écoute regarde pour que ces couloirs et leurs agitations (qui ne la concernent pas) recouvrent étouffent toutes traces d’avant, elle se voudrait autre et sans passé. Elle serait seule depuis.
S’étourdir du souffle des ventilations ; l’artifice de l’air, débris de mouvement. Assister aux portes : s’ouvrent, se referment. Aux silhouettes. La mécanique de leur quotidien, chaque lieu sa danse. Nommer « personne ». Attendre le sourire de personne, ne connaître personne, admettre ce repos : l’anonyme. Elle n’avait pas ce choix au pays, on se reconnaît partout, on n’est jamais seuls au pays. Attendre le sourire pour sourire en retour. Et que mâchoire se détende, abandonne la défense. Croiser couleurs, flèches et panneaux, deviner les directions qu’ils indiquent. Sans importance, se laisser traîner. Faire confiance à la médecine, à la science. Ici la Sécurité sociale pour une laborieuse sécurité intérieure. Les chariots d’à côté transportent matériel, instruments de soins ; chaque lieu ses outils. Observer gestes et réflexes, chaque lieu sa routine. Savoir traverser, apathie de cadence. Écouter les conversations, blagues et fragments de rires. Chaque lieu son théâtre. Imaginer l’éclipse des silhouettes derrière les portes qui claquent, aussitôt refermées. D’ici on ne voit pas. Imaginer les salles derrière les portes. D’autres brancards, d’autres vies. D’ici on se souvient ; d’autres opérations, trajets de couloirs. Autres raisons, autres hôpitaux, même ciel au plafond. D’autres pays. Remuer la tête, s’ébrouer, que tombent les images ; il n’y aura pas de souvenir.

Couloirs d’hôpital, de nouveaux couloirs plus étroits, plus illuminés. Une infirmière a pris le relai. Elle ralentit le mouvement. La salle d’opération est au bout de ce dernier passage, quelques odeurs en annoncent l’approche. Et les bruits ont changé.
Elle lutterait pour s’empêcher de se lever. Bouger, courir si elle pouvait. Elle se retiendrait de supplier, et si on annulait ? Si on reportait. Retrouver l’usage de ses mains, toucher le nouveau bras qui pousse. Bousculer sa voix pour dire. C’est là, qu’elle sourit. Elle sourit beaucoup comme pour rassurer l’infirmière quand elle aurait besoin de réconfort, elle. Elle sourit pour s’empêcher. C’est là qu’elle serre plus durement les mâchoires, mandibule aux aguets de ses mots, elle serre pour ne pas parler. C’est là qu’elle devrait parler, demander de l’aide, un quelconque soutien. Elle aurait peur comme elle a toujours eu peur mais seule. Elle retiendrait ses paupières, éviter les larmes, elle serait seule depuis.
Insulter les néons, leur lumière dans les yeux ; l’annonce déjà de l’opération à venir, des spots bientôt braqués à l’intérieur du corps. L’inconnu de soi. Le matériel, froideur de métal. Les seringues et les yeux derrière les masques. Que des yeux. D’ici on ne pense pas. Ni suite ni l’avant, brancard comme coquille sachant où aller. Sachant sans soi. Respirer l’air aseptisé, aimer ce mélange, désinfectant et stérilité. Aimer ces odeurs, l’envahissement des narines ; aimer à en suffoquer. Perdre corps. Ne pas se gratter le nez, retenir les doigts. Ni les bras, le dos. Incriminer le tissu du drap, sa texture. Des mains, vérifier sa rugosité, sensation de propreté clinique.

Hôpital, salle d’opération, tout est blanc ou métallique. La salle, propre. Les équipes masquées. Cliquetis de matériel. Le médecin chantonne puis se tait. Quelques commentaires, parfaire les préparatifs. Rassurer par la précision de tout geste.
Elle serait fascinée par les yeux derrière les masques. La splendeur des yeux isolés de toute vie autre. L’humanité patente dans les yeux. Elle ne chercherait plus à éviter ; elle sourirait d’être arrivée ici, elle sourirait pour elle sans mouvement de lèvres, sans visage à qui adresser cette tranquillité des fins, ligne entre deux mondes (l’avant et l’après ne la concernent pas). Elle attend l’anesthésie comme un voyage, pour la volteface de tout voyage.
Bientôt fin des couloirs. Bientôt sons, voix et bruits de machines. Bientôt tout s’estompera doucement. Le moment où. Aimer ce moment, prémices de néant. La mort avant la mort. Tant aimer cette bascule, monde sans idée, sans temps. Tant aimer la vie et son court anéantissement. Chaque humain ses paradoxes. Quelques pressions sur le corps, conscience, sensation. Puis plus rien. Brusquement. Tant aimer cette bascule. Et l’après, naissance peut-être que ce réel d’après.

reprise de la #1

A propos de Gracia Bejjani

Gracia Bejjani est née à Beyrouth. Elle a quitté son pays à vingt ans, elle a fugué, n’a jamais quitté. Elle dit : « J’écris, je filme, photographie. J’écris ». Elle est auteur du recueil J’ai appris à parler sur tes lèvres (La Kainfristanaise). Ses textes sont publiés par de nombreuses revues comme la NRF Gallimard, l’anthologie 2024 du Printemps des poètes (Castor Astral), Décharge, Wam, Lettres d’hivernage, Radicale… et en ligne par le Courrier International, Plume Francophone, Hors-Sol, Poema… Elle a été programmée au Festival Extra Litteratube à Beaubourg, à la Maison de la Poésie de Paris et au Festival international de Poésie de Roulers (Belgique). Elle tient également une chronique dans la rubrique « culture » d’Ici Beyrouth. Sa chaîne YouTube, régulièrement alimentée par de nouvelles créations, regroupe à ce jour près de sept cents vidéos-poèmes. – Site : https://graciabejjani.fr/ – Chaîne : https://www.youtube.com/c/graciabejjani

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