Voulant aimer encore j’ai pris mon frère par le bras je n’ai pas cherché à réfléchir aux conséquences on s’est retrouvés sur le bord de la route et on a marché comme ça peut-être deux ou trois kilomètres sur le bas-côté pendant que je réfléchissais à ce qu’on allait bien pouvoir faire après.
Point de suture.
Je suis seule.
Elle s’écrie c’est dans la maison que je suis seule, pliée comme un drap.
Je veux m’enfuir. Mettre le feu à la maison, à son odeur d’eau croupie.
L’odeur se penche.
Elle dort.
Elle écoute.
Elle attend sur le banc juste devant le restaurant Les glycines.
Les enfants crient.
Ils vivent eux.
Je me souviens quand il courait. Non je ne me souviens pas mais vous aviez à peu près quel âge dix ou onze ans ça a commencé comme ça ma grand-mère venait peut-être nous chercher pour les vacances.
Mais qui s’occupait de nous mon père étant gendarme on habitait la gendarmerie ma mère s’en allait en ambulance qui nous gardait.
Une pause. Elle regarde par la fenêtre.
Tout petit au pied de l’arbre. Qui pourrait lui en vouloir alors. Mais longtemps elle partait oui un mois deux mois souvent elle était malade mais vous n’avez jamais osé demander à votre père non parce qu’il ne m’aurait pas répondu ta mère était folle qu’il disait moi la seule fois oui mais au moins lui dire quand maman n’était pas là qui s’occupait de nous non je n’ai pas pensé à lui demander je.
C’est son lien avec la maison. Avec l’arbre.
Elle tresse des lambeaux d’écorce sur la peau du frère.
Comprenez elle l’écorche avec ses ongles.
Vos frères ils ne s’en souviennent pas non ils ne veulent pas parler de ça Gérard se ferme comme une huitre ni Alain ni Gérard ça les trouble. Quand ils se sont mariés mon père a été très dur il a interdit à ma mère qui est leur mère aussi de venir au mariage. J’ai supplié papa parce que Gérard m’a prise comme témoin de son mariage Alain aussi ils avaient vingt et un et vingt-deux ans quand ils se sont mariés j’avais François tout petit mon père a répondu je paie le mariage de Gérard je paie le mariage d’Alain donc c’est moi qui paye votre mère ne viendra pas j’en ai rien à foutre c’est une malade mentale.
C’est grave.
Point de suture.
Elle le brutalise avec son front et le sang qui jaillit de l’arcade sourcilière c’est la sève mensongère de la mère. L’écho de sa misère.
Il était avec sa Lili donc la mère de l’autre Gérard oui mais elle n’est pas venue au mariage elle non plus oui mais à l’époque ils avaient toujours une relation et ma grand-mère était donc montée ma grand-mère a dit. C’est une maîtresse femme ma grand-mère. Régine est ma belle fille ta pute comme ça elle a parlé ta pute elle reste en bas je ne la connaitrai pas si Régine ne vient pas au mariage elle a dit ça je ne serai pas au mariage de mes petits-enfants. Elle n’est pas venue au mariage de Gérard et d’Alain mémé faut le faire.
Le corps flottant, chaque jour j’attends sur le banc que les bateaux passent.
Elle agite sa petite main vrillée par le temps.
Les doigts contenus de douleur.
Elle pense à son enfance. Et donc elle lui dit écoute ta fille appelle sa mère c’est normal qu’elle soit là à emmener ses fils au mariage parce que c’est la mère qui emmène il a dit non tu te rends comptes et c’est sa soeur Yvette qui les a emmenés à l’autel de l’église qu’est ce qui fait que Gérard et Alain ne se sont pas révoltés ils ont pleuré le jour de leur mariage et mes belles-soeurs m’ont dit mais qu’est-ce qui fait qu’ils ne se sont pas rebiffés mais ils ne pouvaient pas c’était une autre époque non mais je ne les juge pas je ils ne pouvaient pas petite
Je regarde une photo d’elle avec son père sur une moto.
C‘est ce qu’on disait avec Michelle l’autre jour mais pourquoi on n’a pas dit à ton père pourquoi on n’a pas osé dire à ton père.
Il la coupe. Laisse mon père est allé trop loin quand t’as vingt-deux ans vingt-cinq ans papa tu laisses maman dans une merde pas possible divorce et donne lui de l’argent parce que c’est pas bien. Vous lui avez dit ça oui vous avez réussi à lui dire ça et il nous a dit vous m’emmerdez si vous continuez je vais mettre le feu dans la maison.
Silence. Elle hésite. Elle s’arrête. Les mains plaquées contre son ventre elle fait tourner ses pouces d’avant en arrière.
Point de suture.
Michelle dit mais pourquoi on n’a pas réagi même avec Gérard pourquoi on n’a pas réagi on avait peur de lui oui vous étiez encore sous emprise oui on était sous l’emprise de papa vingt-deux ans vingt-trois ans fallait fermer notre gueule c’est normal.
Elle dit mon père sourit sur la photo.
Elle dit tous les moments heureux devraient être figés sur des photos comme ça. Il l’interrompt. Regarde Dominique avec ses fils c’était ça papa tu te rends compte qu’il a reproduit la même chose oui lui oui pas Gérard pas Alain il a reproduit exactement la même chose ses enfants sont sous son emprise enfin de moins en moins mais d’une certaine manière vous avez tous reproduit la même chose dans cette famille.
Les enfants grandissent sur des berges.
Ils ne sont plus tout à fait enfant. Ils forment des mots qu’elle ne comprend pas.
Elle dit le temps éloigne les gens de la connivence.
Le temps crée des ruptures Vincent.
Des moments d’amour.
On peut écrire pour un seul fragment de vie.
Le souvenir a cette cruauté semblable à la peau. Il flétrit.
C’était grave que ma mère ne vienne pas au mariage et que ma belle-soeur Geneviève comme Gérard et Michelle me disent.
On ne sait pas très bien pourquoi on fait semblant de croire à son enfance.
Moi j’avais de la peine pour mes frères
évidemment elles me disent on s’est mariés
Gérard il regarde le plafond il pleure
Alain pareil il pleure
ils ont pleuré.
Ce n’est peut-être pas perdu pour tout le monde.
Point de suture.
Ce point de suture est tellement point de rupture qu’on s’étonne comment tout tient à peu près encore… Merci pour ce très beau texte Camille
Merci Nolween pour passage et soutien, point de rupture aussi pour moi qui ai beaucoup buté contre ce texte. Equilibre précaire mais ça ouvre des pistes et c’est tout l’art de François de nous brasser un peu. A te lire et à bientôt !
« On ne sait pas très bien pourquoi on fait semblant de croire à son enfance. »
Serait-ce parce qu’il n’y a point de sutures ?
Merci Camille.
Bien joué Ugo ! J’ai pensé aussi à ça, à cette impossible consolation (notre de besoin de consolation est impossible à rassasier comme disait l’autre !) Merci pour ton passage et ta lecture !
j’ai retenu quelques groupes de mots
« sous son emprise »
« Les enfants grandissent sur des berges. »
et franchement ça fonctionne super bien ce « elle dit » et à suivre sans aucun signe supplémentaire, ni virgule ni point ni deux point, ça glisse et on prend…
« Des moments d’amour »? peut être, enfin sans doute… évidemment cette quête infinie de la consolation qui m’occupe tant aussi…
J’ai écrit cette séquence pour essayer autre chose en mélangeant les strates de narration, un peu « contre-nature »… au départ j’avoue que j’étais sceptique (l’écriture au quotidien nous oblige à aller vite) et puis maintenant je me dis que c’est une base de travail intéressante, on verra bien ! Merci encore une fois pour ton passage et ta lecture précieuse et toujours fine. Je t’embrasse