#anthologie #34 | Paroles imprononçables.

On n’a jamais essayé, on verra bien, peut-être que c’est bien, tels sont les mots que Bertrand vient de prononcer et j’ai le sentiment d’avoir mal ou trop bien entendu. Je ne dis rien mais regarde le fils cherchant quelque secours de son côté. Qu’a t-il lui à répondre à cela ? Est-il en accord ou le contraire ? Mais celui-ci garde la tête rivée sur ses cuisses. Le rouge lui monterait-il tellement aux joues qu’il n’oserait les montrer ? Et puis la fille, c’est pas le père ose continuer Bertrand d’une voix que je lui connais si bien. Cette voix qui invite au silence, qui ferme, cette voix faisant écho à un quelconque raisonnement réfléchi de longue date et qui ne mérite aucune contradiction. Coupez. Ce n’est pas le père, ce n’est pas le père mais c’est bien la même lignée, le même terreau, le même foyer d’éducation d’une génération à une autre non ? ai-je mâchonné tout bas dans ma bouche si fortement qu’elle m’en fait mal aux dents. Soudain, le fils parle oui mais leur programme tu l’as lu leur programme ? Bertrand ne nous regarde plus. D’un geste de la main qui se veut désinvolte, comme agacé par la question inutile, non, je m’en fiche mais ils passent bien à la télévision. Les images mais les images ajoute le fils que je découvre n’être plus un enfant, ne font pas un programme. Coupez. Le fils me regarde et je lui souris. J’aimerais lui prendre la main pour le remercier mais il est trop loin, à l’autre bout de la table, et personne ne comprendrait alors je ne bouge pas mais je souris, espérant que ce sourire exprime ma gratitude envers sa parole. Et puis ça a l’air d’aller dans les villes, où c’est déjà là. Et voilà toujours la même rengaine de ces gens qui ne vivent pas dans les villes où c’est là et qui ne savent même pas de quoi on parle. Le fils ne dit rien, il se retient. Comment parler sans s’énerver ? Coupez. Et c’est ce que les gens veulent alors si les gens veulent cela, il faut bien accepter hein, c’est la démocratie. Coupez. Le fils et moi-même, nous regardons en silence. J’avale de l’eau tandis qu’il attrape une bouchée de ses légumes. Je repousse un peu brusquement, quelques miettes de la table. Les murs nous écoutent et enregistrent chacun des pans de la conversation. Il ne fait pas beau. Le ciel est gris et peut-être que la pluie va finir par tomber. Je me sens fatiguée. Je me doutais bien que le sujet allait être abordé mais je reste surprise de ce que j’entend, jamais je n’aurai imaginé que… Bertrand me regarde en biais car je suis assise à sa droite. Il n’y a pas de véritable agressivité de sa part, ce sont juste des paroles qui pourraient presqu’être considérées comme légères si la réalité n’était pas si grave et je soupçonne même que dans sa bouche, ses paroles ne sont même pas pensées mais simplement le fruit d’un échange ordinaire sans réelle conviction, comme repris de la télévision de la veille. Et puis entre nous, fallait bien s’en douter. Le fils ne dit plus rien et je bafouille quelques mots quasi inintelligibles. Ce fallait s’en douter me frappe comme à chaque fois que je l’entend comme une évidence qu’il faut respecter et à laquelle il fallait s’attendre et d’ores et déjà accepter. Ni le fils ni moi n’acceptons et je ne reste pas certaine que Bertrand l’accepte également mais, pour l’heure, une chape de plomb est tombé sur nos épaules et nous nous enfonçons dans nos chaises autour d’un repas bientôt terminé. Coupez. Bon, nous allons reprendre la route dis-je doucement. Oui, ça va, vous avez bien mangé ? Oui, c’était très bien, merci, ajoute le fils. Nous débarrassons lentement la table, avec, peut-être, l’espoir d’une dernière parole plus apaisée ? Plus juste ? Plus ouverte ? Mais le silence persiste et je comprend que nous ne parlerons plus de tout cela pour le moment. Nous attrapons nos affaires et nous dirigeons vers la porte. Je me tourne vers Bertrand qui me prend dans ses bras, chaleureusement. Je le serre fort à mon tour et il me dit comme ça, de toute façon, je ne vote pas. Coupez.

A propos de Clarence Massiani

J'entre au théâtre dès l'adolescence afin de me donner la parole et dire celle des autres. Je m'aventure au cinéma et à la télévision puis explore l'art de la narration et du collectage de la parole- Depuis 25 ans, je donne corps et voix à tous ces mots à travers des performances, spectacles et écritures littéraires. Publie dans la revue Nectart N°11 en juin 2020 : "l'art de collecter la parole et de rendre visible les invisibles" voir : Cairn, Nectart et son site clarencemassiani.com.

Laisser un commentaire