#Anthologie #34 | Parole sans paroles

Il faut parler simplement de l’indicible, dit-elle. Quelque chose comme ça, ou autre chose. D’autres voix en même temps, elle s’est habituée, beaucoup de bruit dans les mots, friture sur la ligne, erreur joueuse sur le destinataire. Il ne dit rien, c’est tout aussi prolixe. Elle pourrait demander : vous m’entendez ? Il dirait oui, ou il rirait, froisserait quelque chose avec son corps. Alors elle parlerait de nouveau, longuement, avec des verbes au passé composé. J’ai cru très longtemps que la haine n’existait pas chez les gens bien. Pour de vrai ? À l’intérieur, l’enfant : bien sûr pour de vrai ! Abruti. Elle s’est tue pour l’écouter mais elle reprend, un ton en dessous : non pour de faux, mais j’y croyais pour de vrai.

Parfois ça coupe, il dit coupez ; il le fait avec une phrase, la reprise d’un son.

Ce n’est pas une conversation – et là il coupe, par exemple. Oui, il dit. Oui. Mais c’est quoi alors. Parfois elle se le demande, au présent, elle adresse la question, à l’enfant d’abord. Depuis l’arrière, depuis loin, il lui rappelle comment c’était. Tu pleurais, tu t’agrippais, tu avais le langage d’un petit animal. C’est pareil alors ? Pas tout à fait, mais il faut s’en souvenir. Quelle plaie.

Avant qu’il ne coupe, elle sait. Ok, j’ai compris, la plaie, d’accord d’accord.

Vous compliquez beaucoup les choses. C’est vrai, elle s’en rend compte. Mais quand on simplifie c’est toujours du récit qui vient. Cette fois il y aurait un long silence dans la pièce pour tenter de faire entendre les cauchemars de l’enfant. Plus précis : la petite fille. J’ai peur, je t’aime, ne pars pas, pourquoi tu regardes ailleurs, quand est-ce que tu rentres. Puis encore, mais davantage construit, avec des nuances d’adulte dans le sablier. On est en très grand minorité face aux autres. C’est soufflé comme une confidence, un murmure du petit jour plutôt que les secrets en ciment de la nuit. Il ne coupe pas, il laisse venir. Elle dit d’où ça vient, elle fait sortir d’autres mots des huit lettres qui forment ‘minorité’. Vous connaissez La solitude de Barbara ? Il connaît. Je l’ai trouvée devant ma porte. Mais vous aimez un peu la laisser entrer. Il a raison, oui. Selon vous elle revient d’où ? Sa question l’agace, ça s’entend. Il appuie : alors, d’où ? L’enfant lui souffle des granges pleines de foin, des marais derrière la ferme, la lumière fourbe sur les places de jeux le dimanche soir. De la sensation sous ma peau lorsqu’on me touche, ajoute-t-elle. Lui ne dit rien, il n’a plus envie de couper, plus besoin peut-être. Pourtant voilà : bon. Il dit, bon, on va s’arrêter là pour aujourd’hui.

A propos de Sophie Jaussi

Oscillation perpétuelle avec l'écriture en aménagement (à défaut de point fixe). Fil funambule entre la recherche et la création, l'université et son dehors (ses marges, ses contrepoints), l'interne et ce qui peut en être transmis. J'habite beaucoup les trains entre la Suisse et la France. Depuis 2021, j'anime un atelier de création littéraire au sein du Master de Français de l'Université de Fribourg.