Elle répète J’ai peur, la mer est si grande. Je ris. Elle est si petite. Depuis la dernière fois elle a encore rétréci. Viens on nage jusqu’en Amérique. Elle ne sait pas nager ou plutôt elle ne sait pas bien nager. Elle a appris sur le tard avec son mari, un homme à la moustache militaire. Devant, côté, derrière, replie ! Devant, côté, derrière, replie ! Allongée mais allonge-toi ! Comment tu veux flotter debout ! J’ai pied ? Ce n’est pas la question. On reprend : devant, côté, derrière, replie, c’est comme les grenouilles, allongée ! Je ne vois rien sans mes lunettes. Tu n’en as pas besoin, tu t’allonges c’est tout. J’ai pied ? Allonge-toi je te dis. A chaque mouvement de brasse elle étire le cou au dessus de l’eau, menton pointé vers le ciel. Elle se souvient des leçons, elle s’applique. Devant, côté, derrière, replie ! Il disait La mer porte plus que la rivière, si tu flottes dans la rivière tu flottes dans la mer. Alors j’ai pied ? Je pense que oui, viens, on n’ira pas en Amérique, tant pis. Je ne sais nager que si j’ai pied. D’accord. Si je n’ai pas pied je coule. Elle crache de l’eau. Si je coule tu me sauves ? Tu ne couleras pas. Mais si jamais. Je te sauve ou alors on coulera toutes les deux. Ah non pas toi, t’es trop jeune pour… Moi, bon… Elle fait demi tour, accélère les mouvements. Tu vas où ? C’est pas parce que tu bouges plus vite que tu avances mieux. Elle s’éclabousse, boit la tasse, tousse. Je retourne sur la plage, je ne veux pas que tu meures. Ça tombe bien, moi non plus, respire, je suis sûre que tu as pied là. Je prends sa main, la tire vers moi, la tient. On regarde le phare du bout du monde au loin. Tu vois que tu as pied, elle est bonne, non ? Elle fait la grimace Trop salée. En vieillissant les grand- mères redeviennent des enfants. Elle secoue les mains dans l’eau, tourne sur elle-même. On est bien quand on a pied, tu vois je nage, si ton grand-père me voyait… Une jambe posée sur le fond sableux, l’autre allongée, elle rebondit, avance en simulant la brasse avec les bras. Elle est drôle. Il paraît que quand on met la tête sous l’eau ça nettoie les sinus. C’est vrai, tu le fais ? Ah non je n’ai pas de problème de sinus moi. D’accord. Je suis contente qu’on se baigne ensemble je profite que sois là, tu sais c’est ma dernière fois. Ah bon, pourquoi ? J’ai 90 ans, je suis trop vieille, ça suffit.
4 commentaires à propos de “#anthologie #34 | Quand les grand-mères redeviennent des enfants”
Laisser un commentaire
Vous devez vous connecter pour publier un commentaire.
« Viens on nage jusqu’en Amérique ». Merci Françoise. Emotions.
« Brassement » de voix et de générations. Tant de souvenirs dans ces voix d’eau ( pour la rivière c’est vrai brasser en eau douce : flotter en mer) … merci Françoise (je la revois au bain à cent ans, elle aimait l’eau)
C’est vivant, drôle et tendre! Dialogue comme une longue respiration d’énergie. Merci, Françoise !
Plein de douceur et de vie, quel plaisir, j’entends le « Devant, côté, derrière, replie », universel! merci Françoise